lundi 20 février 2017

La Courtoisie plus importante que les Mitzvot ? Une analyse du Mechekh Hokhma


Quel juif pratiquant n’a jamais entendu cette tirade : « c’est bien beau de respecter les Mitzvot, de mettre les Téfilines, de respecter Chabbat, etc…, mais si c’est pour avoir un comportement humain détestable, ça sert à quoi d’être religieux franchement ? »

L’argumentaire sous-jacent de cette attaque est plutôt simple à identifier. Un des objectifs du judaïsme serait de faire de la vie des êtres humains une vie constructive, apaisée avec ses semblables, créant un environnement pouvant contribuer à rendre l’homme meilleur, en partie en lui inculquant les règles élémentaires de civilité autorisant une vie en commun possible.

Comme ce ne sont pas les injonctions pratiques qui manquent dans la Thora, il suffirait d’intégrer des règles spécifiques rendant l’homme plus éduqué dans ses relations humaines, au-delà des comportements purement contractuels et au-delà du respect des injonctions « religieuses ».

Réponse classique : « Mais c’est le cas ! Regardez, la Thora interdit le Lachon Hara (la médisance), elle considère sévèrement toute volonté de créer une scission au sein du peuple, de créer des clans ou même d’humilier son prochain. C’est donc bien dans le projet de la Thora ! »

Il existe deux objections à cette réponse convenue (mais néanmoins exacte) : d’abord l’expérience montre que certains Juifs très attachés aux Mitzvot dites « Ben Adam Lamakom », qui régissent la relation entre l’homme et Dieu, sont parfois moins regardants sur les Mitzvot « Ben Adam Lahavero », entre un homme et son prochain, sans que cela n’attire de désapprobation spécifique.

Ensuite, chose étrange, si la Thora prévoit bien des punitions sévères pour les idolâtres, les meurtriers ou les transgresseurs du Chabbat, elle ne prévoit aucune punition formelle pour les auteurs de Lachon Ara, de colporteurs de rumeurs ou même de vol. Pas de coups de bâton, ni mise à mort, rien de spécial si ce n’est une vague amende dans le cas du vol.

C’est de ce dernier constat que part le Mechekh Hokhma pour introduire un commentaire qui n’a a priori rien à voir avec la Paracha.
Il n’explique pas cette différence de traitement entre certaines fautes « théologiques » et celles qui impliquent une déficience en matière de qualités morales, de civilités ou même de courtoisie[i]. Mais il tient absolument à nous faire voir, dans son développement, que l’absence de punition individuelle pour des actions de ce type ne saurait équivaloir à une infériorité qualitative de ces commandements, et tient donc également à contrer le reproche si ancien que le judaïsme subit depuis des siècles : appelez-le pharisaïsme, absence d’empathie pour les autres, pointillisme législatif faisant oublier l’importance du vivre ensemble, etc, etc…

L’axe de réponse du Mechekh Hokhma est le suivant : il n’y a en effet pas de punition prévue pour l’individu passible de contrevenir à ces règles de civilités élémentaires, mais lorsque c’est la collectivité qui est prise en défaut sur ces qualités, la gravité de la situation ne suscite presque aucun espoir quant à la survie du groupe en question, ou en tous cas quant à la possibilité d’échapper à une perception incroyablement négative par Dieu.
Rav Meïr Simha Hacohen de Dvinsk multiplie les exemples pour soutenir sa démonstration :
  • La génération de David était composée de Justes, mais puisqu’il y avait en son sein des délateurs, elle se faisait battre lors de ses campagnes militaires.[ii] 
  • A l’inverse, la génération d’Akhav était pleine d’idolâtres et de gens de débauches, mais puisqu’ils étaient irréprochables du point de vue de l’unité du peuple, de l’absence de médisance entre eux ou de discorde, la Thora dit même que la Shekhina résidait parmi eux ![iii]
  • Le 1er Temple a été détruit à cause des crimes de meurtre, d’idolâtrie et de débauche sexuelle[iv], mais….il a finalement été reconstruit, alors que le 2ème Temple, détruit à cause de la Haine gratuite entre Juifs n’a toujours pas été reconstruit. Ce qui montre bien, dit le Mechekh Hokhma, qu’ « Il est plus grave pour une collectivité de faillir en matière de qualités morales, que de transgresser les Mitzvot »
-        Dieu a pardonné la faute du faute du Veau d’Or, assimilable à de l’idolâtrie. Mais il n’a pas pardonné la faute des Explorateurs, dont la médisance était le cœur de la transgression, preuve encore qu’une faute collective portant sur l’éthique du peuple est plus impardonnable que servir un autre Dieu
La charge est violente, mais quel rapport avec la Paracha ?

Il se trouve qu’un Midrach[v] fait référence aux réticences qu’avaient les Anges et la mer à effectuer autant de miracles pour les enfants d’Israël en Egypte et lors de leur sortie. Pourquoi, dit Samaël, faire des miracles pour les enfants d’Israël alors qu’ils étaient idolâtres et donc fautifs ?
Le Mechekh Hokhma donne une raison extraordinaire et relit le midrach de façon très personnelle. « Si j’ai fait tout cela pour les enfants d’Israël, aurait répondu Dieu, c’est parce que c’était un peuple uni, d’où la discorde était absente. Si j’ai choisi de faire en sorte que la mer s’ouvre et crée des murs de part et d’autre de leur avancée (« VeHamaim lahem Homa »), c’est bien parce que j’ai confiance dans les qualités morales de ce peuple. »
Mais il y a un problème : l’expression « VeHamaim lahem Homa » (« Et les eaux se dressèrent en muraille ») est dite à deux reprises dans la Paracha[vi], la deuxième fois après que les Egyptiens furent engloutis par la mer. Et le mot Homa n’est pas orthographié de la même façon que la première fois qu’il apparaît. Il l’est de façon défectueuse, avec un Vav manquant, ce qui ne se lit plus « Muraille », mais « Fureur, Colère ».

Pourquoi la mer serait en colère ? Parce qu’à ce moment-là, ce qui justifiait l’apparition des miracles pour les enfants d’Israël, c’était leur unité collective. Or un épisode fameux, se tenant juste avant l’ouverture de la mer, a fait s’effondrer ces qualités. C’est la complainte des Hébreux lorsqu’ils se rendent compte que la mer est devant eux, que les Egyptiens sont sur le point de les rattraper et qu’ils se trouvent dans une sorte d’impasse existentielle.

A ce moment-là, dit un autre Midrach, le peuple s’est scindé en 4 groupes concurrents, chacun essayant de proposer une solution différente : retourner en Egypte, se suicider, se battre contre les Egyptiens ou prier. Aucune de ces solutions (y compris la prière !) ne trouve grâce aux yeux de Dieu.[vii] On comprend maintenant pourquoi : ce qui avait fait la force des enfants d’Israël jusqu’à présent s’évanouit du fait de cette dissension fatale. Fatale, finalement pas, probablement pour des raisons supérieures, mais le texte devait en garder la trace, d’où l’absence de ce Vav, d’où la mention de cette colère envers un peuple qui ne méritait plus finalement d’être traité différemment des Egyptiens qui eux, ont été engloutis.

Cette relecture audacieuse du Midrach par le Mechekh Hokhma nous laisse avec de nouvelles questions : les enfants d’Israël s’en sont finalement sortis malgré la déliquescence de leur civilité et de leur concorde. Est-ce que la punition était censée venir plus tard ? Dans le cadre de l’épisode des explorateurs ? Pourquoi finalement n'y a-t-il pas de sanctions sur le plan individuel si la faute est si énorme sur le plan collectif ?

Quoiqu’il en soit, le plaidoyer incroyablement puissant du Mechekh Hokhma en faveur d’une société apaisée, sachant cohabiter en harmonie, respectueuse des positions parfois opposées de chacun, même lorsque des situations de transgression flagrante des Mitzvot se font jour, est une position originale pour un sage lituanien du 19ème siècle, mais qui sonne de façon étrangement familière aux oreilles d’un Juif du XXIème siècle.



[i] Le Mechekh Hokhma emploie le mot « Nimousiot » qui signifie en hébreu moderne Politesse, courtoisie, bonnes manières
[ii] Yerouchalmi Pea, Chapitre 1, Michna 1
[iii] Yoma 52b
[iv] Yoma 9a
[v] Mekhilta, Midrach Avkir, Yalkout Chimoni 234
[vi] Chemot 24 :22 et Chemot 24 :29
[vii] J’avais produit un commentaire inspiré du Rabbi de Loubavicth sur ce passage : http://lemondejuif.blogspot.de/2007/01/bechalah-quand-la-route-se.html

1 commentaire:

Anonyme a dit…

La faute commise par les espions fut la Diba: mauvaises paroles sur la terre sainte et aussi sur Hashem (en medisant que Hashem ne pourrait vaincre les géants indigènes) et non pas la médisance sur leur prochain.
De plus il est illusoire de penser que l'on puisse respecter/aimer son prochain tandis que l'on neglige le respect/amour/reconnaissance envers Hashem. Les deux sont corrélativement liés: lorsque Pharaon nia connaître Yossef (Shemot), il enclencha inévitablement sa future ingratitude envers Dieu (Rashi).
De même celui qui n'aime pas Dieu ne peut aimer l'essentiel de son prochain qui n'est pas son aspect extérieur mais bien l'image de Dieu qu' il porte en lui.
Il ne faut donc pas comprendre superficiellement le Meshekh Hokhma.
De plus Hashem refuta l'argument de l'ange accusateur en affirmant que les Bnei Israël nz faisait qu'imiter superficiellement les coutumes idolatres Égyptiennes sans y prêter réellement foi.