jeudi 21 janvier 2016

La Laïcité entre le marteau et l'enclume

Quelle tristesse de voir deux personnalités engagées dans l’avenir de notre pays s’affronter à propos de ce beau concept de laïcité !

Jean-Louis Bianco et Manuel Valls semblent chacun prendre parti pour une vision spécifique de la laïcité, a priori  incompatibles. D’un côté les partisans d’une laïcité « juridique », cantonnant le terme à la neutralité de l’Etat envers les religions (Article 2 de la loi de 1905) tout en rappelant que le libre exercice d’une religion se doit d’être garanti par la République, y compris dans l’espace public (Article 1 de cette même loi).

De l’autre, les tenants « culturels » de la laïcité à la française: dans la droite ligne de la philosophie des lumières, elle serait un outil d’émancipation de toutes les contraintes religieuses qui pèsent sur l’individu. D’où l’interdiction des signes religieux à l’école, sanctuaire de l’élévation de l’élève (pléonasme) et une certaine réserve nécessaire dans l’espace public quant à la pratique des religions, dans le but salutaire d’éviter le retour des guerres de religion et d'assurer un environnement favorisant la cohésion nationale.
Nicolas Cadène contre Elizabeth Badinter. Tariq Ramadan contre Caroline Fourest. Abdennour Bidar contre Marine Le Pen. Et donc Jean-Louis Bianco contre Manuel Valls.

Encore aujourd'hui, deux tribunes opposées sont publiées dans Le Monde: celui de Caroline Fourest pour défendre les opposants à l'Observatoire et celui de Jean Baubérot qui, en grand historien de la laïcité, met en garde contre les "laïcards intégristes".

L’identité des combattants provoque un ébahissement non feint puisqu’au sein d’une même conception, on trouve des ennemis déclarés, tandis que des opposants ont parfois partagé des combats politiques communs.
Que se joue-t-il exactement ? Je dois avouer une grande perplexité puisque mon esprit ainsi que mes fonctions à la tête du plus important mouvement de jeunesse juif d’Europe m’autorisent à reconnaître le bien-fondé des deux positions.

Soutiens-je l’Observatoire la laïcité ? Bien entendu lorsqu’il rappelle que les restrictions à la pratique d’une religion sont strictement encadrées et qu’on ne saurait arguer leur neutralisation dans l’espace public pour en faire un outil de lutte anti-religions, que ce soit contre la kippa, le voile ou les processions. Lorsque M. Goasguen met une kippa à l’Assemblée Nationale en solidarité avec l’enseignant agressé à Marseille, ce n’est pas forcément d’un goût exquis, mais ça reste laïc, n'en déplaise à Caroline Fourest ! Oublierait-on aujourd’hui le chanoine Kir, député qui fréquenta les bancs de l’Assemblée en soutane de prêtre ? A-t-on oublié sa fameuse réplique : « On m'accuse de retourner ma veste et pourtant, voyez, elle est noire des deux côtés !»
De la même façon, il est assez agaçant de voir le camp Fourest/Badinter tracer un parallèle systématique entre les pratiquants d'une religion et une sorte d'archaïsme résiduel qu'on tolérerait au fond de son chez soi, il ne faudrait en effet tout de même pas que la société soit bouleversée par tant de balivernes, vous comprenez...

Cette capacité à permettre de vivre sa religion en France, tant qu’évidemment elle n’empiète pas sur la liberté d’autrui, c’est l’honneur de l’Observatoire de la Laïcité de la défendre.

Elisabeth Badinter aurait-elle donc tort ? Non, car il faut revenir au texte #NousSommesUnis, lancé par CoExister.
J’ai un grand respect pour CoExister, qui effectue un travail extraordinaire pour ce fameux « vivre ensemble » dont tout le monde parle mais qui n’est finalement mis en pratique que par quelques-uns, dont CoExister justement.
Sollicité, je n’ai pourtant pas signé ce texte. Et je pense que la signature de l’Observatoire de la Laïcité fut une erreur. Pour deux raisons majeures:

D’abord le contenu du texte. Moins de 24h après le massacre de 130 personnes à Paris, l’urgence était-elle de proclamer le risque de stigmatisation ?  Ce piège a pourtant bien été évité par les Français, durant toute l’année 2015. Alors qu’une menace liée à l’islamisme djihadiste pèse sur notre pays depuis plusieurs années maintenant, la principale crainte serait l’amalgame, sans référence aux causes de ce qui a bouleversé la vie des Français ?

-          Ensuite les signataires. Pourquoi ce texte, comme le dit Jean-Louis Bianco, n’aurait-il pas pu être signé en Janvier ? Parce qu’il y a des associations, qui en Janvier ont été ambiguës. Qui, sous couvert de « Je ne suis pas Charlie » ou même de relation aux Juifs plus que douteuse, ont refusé les appels à l’unité, indépendamment des désaccords conceptuels (et sains dans une démocratie) séparant ses différentes parties prenantes. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette tribune mentionne la lutte contre le racisme (les morts de Janvier et Novembre ont-ils été victimes de racisme ?) mais pas l’antisémitisme, alors que ces deux termes sont d’habitude toujours liés lorsqu’il s’agit de les combattre.

Or cette unité n’est pas négociable, elle doit pouvoir s’affirmer surtout lorsqu’elle coûte, elle ne peut pas être un objet médiatique en novembre alors que Janvier fut le mois de la fine bouche. Lorsque la laïcité est un paravent commode permettant de ne pas combattre ceux qui remettent en cause l’harmonie de la société française, alors oui il faut se battre pour qu’elle ne soit pas dénaturée.

Je soutiens Jean-Louis Bianco lorsqu’il permet à chaque Français de vivre sa spiritualité, athée ou religieuse, de façon épanouie, sans qu’il ait besoin de s’en cacher.
Je soutiens Manuel Valls lorsqu’il lutte contre une idéologie mortifère qui utilise parfois la laïcité comme un outil permettant d’atteindre des fins néfastes.
N’est-il pas envisageable de trouver un espace commun où ces deux serviteurs de la Nation puissent faire cause commune ? C’est mon vœu le plus cher.