mercredi 28 septembre 2011

En quoi un Juif doit-il croire ? The limits of orthodox theology de Marc Shapiro

Tout le petit billet qui va suivre part d'une réflexion sur la façon dont les juifs et les chrétiens se positionnent par rapport à leur degré de proximité avec leur religion. Pour l'évaluer, les chrétiens se posent souvent la question "crois-tu en Dieu" ? C'est ce qui semble départager ceux qui sont engagés dans une démarche spirituelle et les autres.
J'ai rarement vu les juifs poser cette même question. En général, ils préfèrent: "tu fais Shabbat ?" ou "tu manges casher" ? Une question liée à leur mode de vie et à leur soumission à une règle de pratique religieuse. C'est évidemment lié au caractère beaucoup plus contraignant et centré sur les actions pratiques du judaïsme, mais cela pose une question collatérale fort intéressante (enfin je crois): si ce que doit "faire" un juif est assez clair et normé, qu'en est-il de ce qu'il doit croire ?

L'un des ouvrages de référence pour répondre à cette question est un livre d'un universitaire américain, dont l'oeuvre et l'érudition sont véritablement impressionnantes. J'en ai déjà parlé, il s'agit du Pr Marc Shapiro, qu'on peut qualifier de spécialiste de l'histoire intellectuelle du judaïsme (et plus particulièrement de judaïsme orthodoxe).

The Limits of Orthodox Theology de Marc Shapiro
Marc Shapiro a publié en 2004 un livre qui a fait grand bruit, y compris dans les Yéchivot israéliennes et américaines, mais évidemment comme souvent, la France y a été imperméable. Si je puis me permettre une aimable suggestion au groupe qui travaille actuellement sur l'avenir de l'Arche, remplacer un énième dossier sur l'antisémitisme sur Internet par une revue de la production intellectuelle universitaire américaine sur le judaïsme ne serait pas une si mauvaise idée.

Son livre s'intitule "The limits of orthodox theology - Maimonides' thirteen principles reappraised". Son ambition n'est pas de réfuter une quelconque "théologie orthodoxe" mais de montrer que celle-ci est mouvante, qu'elle ne connaît pas de consensus clair sur la question des croyances et surtout que les 13 principes de foi de Maïmonide ne peuvent pas, du point de vue du judaïsme orthodoxe, constituer l'alpha et l'omega de ce qu'un Juif doit croire pour se voir décerner un certificat de "non-hérésie".

Nous vivons une époque où les positions des uns et des autres sur le judaïsme (ainsi que sur d'autres sujets, le judaïsme n'a pas le monopole à cet égard) ont tendance à se figer, voire à se braquer. Eh bien attention aux yeux, parce que ce bouquin, loin d'être un pamphlet, remet en question beaucoup de préjugés appris tout jeune. Je vous rassure, le Pr Marc Shapiro n'a pas l'outrecuidance d'essayer de prouver que Rabbi Haï Taïeb lo Met est vraiment mort, mais on en n'est pas très loin (suivre le lien pour les incultes du judaïsme tunisien).

Tout commença pour le Pr Shapiro lorsqu'il lut un article de la revue de la Yeshiva University dans lequel l'auteur, R. Yehuda Parnes, tenait que la définition de l'hérésie dans le judaïsme consistait en une remise en question des 13 principes de foi de Maïmonide. D'où la conclusion qu'il était formellement interdit d'étudier toute oeuvre remettant en question Maïmonide sur ce sujet, puisqu'en effet, il est largement admis qu'il est interdit d'étudier un livre hérétique.
Shapiro fut très surpris de cette affirmation, sans précédent historique d'après lui. Il commença donc à travailler à un article réfutant R.Parnes, puis, le matériau prenant de l'ampleur, décida carrément d'en faire un livre.

Dans son introduction, Shapiro réfute notamment une certaine idée moderniste selon laquelle le judaïsme  n'aurait pas de dogmes, c'est-à-dire de croyances autour desquelles s'articule une certaine forme de pensée et de vision du monde. Le tenant le plus célèbre de cette vision (parmi les acteurs traditionalistes de ce problème) est évidemment le Pr Yeshayahou Leibowitz. Pour lui, l'orthopraxie suffit, la vision du monde pouvant être très personnel. J'avoue avoir quelque attirance pour cette position, mais Shapiro montre bien qu'elle est assez unique dans le paysage idéologique et théologique du judaïsme.
Cependant, en refermant le livre de Shapiro, on est convaincu que s'il y a des dogmes dans le judaïsme, personne n'est en fait capable de se mettre d'accord une fois pour toute sur leur contenu.

Avant de passer aux preuves, une petite marque d'ironie est la bienvenue. Pour certains donc, le pilier central du dogme juif provient d'un maître....qui s'est fait traiter d'hérétique de son vivant et encore plusieurs années après sa mort du fait de son Guide des Egarés ! Comme le dit Shapiro: "Where else, in Judaism or any other religion, do we have a parallel example in which an authority's doctrinal formulations, dependent in large measure on his religious standing, are regarded as binding but the authority himself is condemned for insufficient orthodoxy ?"

Maintenant, rentrons dans le vif du sujet: ma modeste ambition ici n'est pas de faire une synthèse exhaustive du très riche ouvrage de Marc Shapiro, mais plutôt de prendre quelques exemples stimulants pour le Juif lambda.

L'incorporéité de Dieu
Sur l'existence et l'unicité de Dieu (les 2 premiers principes), tout le monde est à peu près d'accord même si quelques subtilités (notamment sur l'absence de limites divines) peuvent faire réfléchir les spécialistes de théologie médiévale.

En revanche, ça commence à se corser sur l'incorporéité de Dieu. C'est aujourd'hui pour nous esprits modernes, une évidence. Dieu n'a pas de corps et les mentions anthropomorphiques de la Bible (le doigt de Dieu, sa Face, etc...) sont d'ordre métaphorique, contrairement à la Main de Dieu de Maradona qui elle était bien réelle comme chacun sait. Maïmonide a d'ailleurs été un des plus grands pourfendeurs de la corporéité de Dieu: "ils sont pires que des idolâtres. Au moins ceux-ci pensent que les idoles sont des intermédiaires avec un Dieu sans corps, ce qui est mieux que de penser que Dieu peut avoir un corps".
Or, aux temps médiévaux, et même avant, il était admis dans certains milieux tout à fait "dignes de foi" que Dieu avait un corps et que les mentions anthropomorphiques pouvaient être prises au sens littéral. La preuve la plus connue de cet état de fait est la défense que fait le Ravad (Rabbi Avraham ben David de Posquières, célèbre critique de Maïmonide) des "corporéistes":
"Pourquoi (Maïmonide) dit-il qu'une personne pareille est un hérétique ? Il y a de nombreuses personnes plus grandes et supérieures à lui qui adhèrent à une telle croyance sur la base de ce qu'ils ont vu dans les Versets de la Thora et plus encore, dans les mots de ces Aggadot qui corrompent l'opinion juste en matière de sujets religieux"
Le Ravad ne pense pas que cette croyance soit juste (cf. sa dernière phrase), mais il refuse de parler d'hérétiques: c'est juste une erreur intellectuelle.
Mais il y a évidemment des textes de commentateurs qui prennent activement position en faveur de la thèse "corporelle". Par exemple un des Tossfot (pour faire bref, les Tossfot des commentateurs du Talmud venant après Rachi), Rabbi Moché Hasdai Taku, auteur du Ktav Tamim. Il se positionne clairement contre la position de Maïmonide et va même jusqu'à trouver blasphématoire (rien que ça....) ceux qui nient que Dieu est littéralement assis sur son trône céleste.

Je passe sur les nombreuses sources érudites fournies par Marc Shapiro, montrant que même au 17ème siècle, on trouve des auteurs remettant en cause l'espèce d'excommunication prononcée par Maïmonide sur ce sujet. Mais je ne résiste pas au plaisir de vous conter une histoire assez fascinante livrée par Rabbi Moché Hagiz (1671 - 1751).
Un homme simple, un ancien marrane portugais, vivait à Safed et apportait tous les vendredis un pain qu'il déposait à la synagogue. Ce pain était destiné à Dieu. Ce Juif était convaincu que Dieu prenait son pain toutes les semaines, alors qu'il s'agissait bien évidemment du bedeau de la synagogue qui se faisait un plaisir de le déguster pendant Chabbat. Lorsque le Rabbin local entendit parler de cette "coutume", il réprimanda durement l'homme pour sa folie et surtout pour la grave faute qu'il commettait en faisant sienne une conception de Dieu aussi anthropomorphique (on dirait aujourd'hui aussi infantile).
Lorsque le Ari Zal, Rabbi Itzhak Louria (un des plus grands Kabbalistes de la Tradition juive, fondateur de ce que l'on appelle encore aujourd'hui dans les milieux universitaires la Kabbale Lourianique) apprit cela, il informa le rabbin local que depuis la destruction du Temple, le plus grand plaisir de Dieu était de goûter toutes les semaines à  l'offrande de ce simple Juif. Puisque le Rabbin local y avait mis un terme, il fut décrété que celui-ci devait mourir. Ce qui, malheureusement, arriva.

L'histoire ne finit certes pas de la meilleure façon possible, mais elle illustre bien que certaines croyances, loin d'être dangereuses, sont parfois sources d'élan de générosité et de dévotion qui ne sont pas contraires à la Tradition, loin de là.

Bon, je vois bien que l'histoire de la corporéité de Dieu vous a un peu amusé, mais que vous vous dites, vous ô homme occidental éclairé du XXIème siècle, qu'aujourd'hui, on sait quand même à quoi s'en tenir. Dieu c'est pas corporel, point, on n'est quand même pas débile. OK.
Passons alors également sur la question de la création ex-nihilo, que je trouve pourtant absolument passionnante. En bref: Dieu préexiste-t-il à toutes choses et vint créer toute la matière que nous connaissons ? Ou existe-t-il une matière de toute éternité que Dieu aurait ensuite façonnée (ce qui est par ailleurs, la position de Platon) ?
Cette dernière position, rejetée donc par Maïmonide est quand même tenue par Ibn Ezra, R. Yossef ben Eliezer Bonfils (Tzafnat Paneah), R. Isaac Abravanel, R.David Arama ou encore R. Joseph Salomon Delmedigo. Autant d'auteurs qu'on ne pourrait pas qualifier autrement aujourd'hui que comme "orthodoxes" et qui paradoxalement seraient des hérétiques pour notre grand maître Maïmonide.

L'unicité de Moïse
Un des 13 principes de foi (peut-être un des moins connus) consiste à croire que Moïse était le plus grand prophète qui ait jamais existé (juste avant Steve Jobs ?). Maïmonide tient même que le Messie ne surpassera pas Moïse. Y a-t-il unanimité sur ce point ?
Vous vous en doutez, pas du tout. Nahmanide et Gersonide sont clairement en opposition à ce principe puisqu'ils reconnaissent un niveau spécial au Messie, en accord notamment avec un Midrach Tanhouma (70a). Mais ce qui est encore plus intéressant, c'est de découvrir  la position du fondateur du mouvement Loubavitch, Rabbi Shneour Zalman de Liady. C'est d'autant plus piquant que les Loubavitch aujourd'hui ont une relation particulière avec Maïmonide. Je me souviens encore de ces jeunes étudiants à la Yéchiva de Brunoy qui m'ouvraient le Michné Torah de Maïmonide pour me prouver noir sur blanc que le Rabbi de Loubavitch était le Messie. J'ai honteusement dû leur dire que j'étais convaincu pour pouvoir aller dormir, mais il est bien clair que pour le mouvement Loubavitch, suivant en cela les enseignements du Rabbi, l'étude de l'oeuvre de Maimonide est clairement central dans tout cursus scolaire qui se respecte.
Rabbi Shnéour Zalman de Liady
Eh bien, le fondateur du mouvement Loubavitch disais-je, a osé affirmé dans les Likoutei Amarim (Igeret Hakodesh n°19) que Rabbi Shimon Bar Yohai, le Ari Zal et d'autres Kabbalistes avaient atteint une compréhension et une appréhension de Dieu supérieure à celle de Moïse. La raison ? Moïse n'utilisait que la prophétie, alors que les pré-cités faisaient appel à la sagesse et à l'intelligence. Sympa pour Moïse les mecs. Mais surtout en contradiction flagrante avec le principe de foi édicté par Maïmonide, qui pose que Moïse a atteint un niveau de compréhension de Dieu plus important que n'importe qui.
Le premier Rabbi de Loubavitch un hérétique car il aurait une position divergente (et même opposée) à un des 13 principes de foi de Maïmonide ?

Reprenons. Jusqu'à présent, on (enfin Marc Shapiro) a déjà montré que les maîtres les plus éminents de notre tradition pouvaient être en opposition frontale avec certains principes de foi définis par Maïmonide. Sauf que jusqu'à présent, il s'agissait de principes de foi qui peuvent nous paraître un peu théorique et sans véritable impact sur notre vision théologique du judaïsme. Et quand je dis "notre", je parle globalement de celle qui se trouve, consciemment ou pas, dans la tête de Juifs occidentaux, un minimum éduqués et sachant ce qu'est Paris Plage et le bouclier fiscal.

Sauf que si on poursuit, et qu'on se plonge dans le 8ème principe, on va trouver du très très lourd. Attention, âmes sensibles, s'abstenir. (Quel suspens).
Le 8ème principe indique que la Thora que nous avons actuellement entre nos mains est la même que celle que Dieu a donné à Moïse. Et donc, que tout celui qui professe le contraire est un hérétique. A part ça, il est impossible de dire le contraire, parce que sinon vous imaginez bien que tous les businessmen proliférant autour des fameux "codes de la Thora" perdraient quand même pas mal de part de marché. Si le texte actuel de la Thora n'est pas celui que Dieu a donné à Moïse, fût-il différent d'une seule lettre, les fameuses trouvailles mathématiques de Michael Drosnin ou des séminaires de Kirouv (de rapprochement au judaïsme) seraient à jeter aux orties.
Qu'en est-il vraiment ?
Le Codex d'Alep
Bien évidemment pour répondre à cette question, Marc Shapiro ne fait pas appel à une quelconque notion issue de la critique biblique ou de la science archéologique. L'idée est de rester au coeur des sources reconnues de la tradition juive orthodoxe.

Il faut quand même rappeler que le texte actuel de la Thora est le résultat du travail des Massorètes et que le texte le plus fidèle auquel les Juifs d'aujourd'hui se réfèrent est le Codex d'Alep (voir illustration) datant du 10ème siècle. Auparavant, il est douteux que tous les Juifs se soient réunis autour d'un seul texte uniforme. Qui le dit ?
Eh bien commençons déjà par le Talmud Kidouchin 30a. Où l'on apprend que déjà à l'époque, les Amoraïm, les rédacteurs du Talmud de Babylone avaient perdu l'expertise leur permettant de savoir si des mots étaient écrits de façon pleines ou "défectives". Pour le dire plus simplement, si elles doivent s'écrire avec un Vav ou sans Vav sur certaines vocalisations.
Le résultat ? C'est qu'il existe des centaines d'incertitudes dans le texte de la Thora sur l'orthographe exacte d'un mot, ce qui rend évidemment caduc toute initiative visant à prendre le texte actuel de la Thora et en faire une matrice référentielle pour je ne sais quel calcul mathématique. Cela peut aussi expliquer le fait (et c'est d'ailleurs une interprétation possible du passage du Talmud cité plus haut) que les lettres identifiées comme étant celles se trouvant à la moitié du texte de la Thora (il y a souvent une indication dans les Pentateuques que vous trouvez dans toutes les bonnes synagogues) ne sont en fait absolument pas au milieu lorsqu'on prend la peine de faire le compte des lettres actuelles !

Vous pensez que ce passage de Guemara n'est qu'un passage obscur parmi d'autres et qu'il est impossible d'en tirer une conclusion aussi radicale ? Raté ! La preuve ? Pour le Shlah Hakadoch, le Hakham Tzvi ou encore Rav Moshe Feinstein (si vous ne connaissez pas, je vous demande de croire sur parole que dans n'importe quelle Yéchiva du monde, ces noms inspirent un respect infini), c'est à cause (ou grâce ?) à ce passage que le Rama (Rabbi Moche Isserles, grand commentateur ashkénaze du Shoulkhan Aroukh) tranche qu'en cas d'erreur sur l'aspect plein/défectif d'un mot, on n'a pas besoin de changer de Sefer Thora car nul n'est aujourd'hui capable de définir la version adéquate du texte quant à ce problème là !

Encore mieux: il est bien connu des étudiants du Talmud que certaines références à la Thora dans le Talmud diffèrent de la version "autorisée" de la Thora actuelle. Un exemple frappant ? Allez, dans les 10 commandements, rien que ça ! La première parole que vous connaissez tous par coeur dit: "Je suis l'Eternel ton qui t'a fait sortir d'Egypte". "Qui t'a fait sortir", "Hotzetikha" s'écrit dans nos Sifrei Thora actuels avec un Youd après le Tav. Eh bien, le Talmud de Jerusalem (Souka, 4b) a une version sans le Youd !
Un des plus grands juristes de notre tradition, le Rashba, Rabbi Shlomo Ben Aderet tranche que lorsque le Talmud prend appui sur certains mots de la Thora pour en tirer une Halakha pratique, il est nécessaire d'écrire le Sefer Thora selon la version acceptée par le Talmud. En pratique, ce n'est pas le cas aujourd'hui, mais cela montre bien que les plus grands maîtres du judaïsme étaient tout à fait conscients que la version textuelle aujourd'hui acceptée par l'ensemble du monde juif n'était pas celle qui avait cours plusieurs centaines d'années plus tôt.

Même aujourd'hui, tout le monde juif n'a pas exactement la même version du texte. Les Yéménites ont notamment des Sifrei Thora avec 9 différences par rapport aux Sifrei Thora Ashkénazes et Séfarades.7 font référence à des différences de lettres pleines/défectives, les deux autres étant un "Vayhiyou" à la place d'un "Vayehi" et le fameux "Daka" qui s'écrit avec un Aleph chez les Yéménites et avec un Hé chez les Autres (y compris chez les Ashkénazes malgré une légende tenace).
Il est aujourd'hui admis que la version de la Thora de Maïmonide était conforme à la version Yéménite actuelle. Ce qui veut dire que tous les Ashkénazes et Séfarades du monde juif (je vous assure, ça fait un paquet de monde) seraient en fait des hérétiques !

Bon très bien. Mais peut-on quand même affirmer que toute la Thora, quelle que soit sa version, est l'oeuvre d'une transmission de Dieu à Moïse ? Y a-t-il une partie du texte de la Thora qui n'aurait pas été l'oeuvre de Moïse ?
Il semble bien que la Tradition elle-même le pense. Je vous laisse lire cet article du blog Modern-Orthodox à propos de la position d'Ibn Ezra  qui pense que les 12 derniers versets de la Thora, mais aussi de nombreux autres versets de la Thora n'ont pas été écrits par Moïse mais ont été ajouté après cette période. Cette position n'est pas isolée et elle est défendue par des commentateurs variés. C'est notamment le cas de R. Yehouda Hehassid et de R.Avigdor Katz (le maître du Maharam de Rottenbourg) qui valident le fait qu'il existe bien des ajouts à la Thora provenant de Josué et des membres de la Grande Assemblée (Knesset Haguedola).

A ce stade, et suite aux nombreux autres exemples soulevés par Shapiro, celui-ci reconnaît qu'il est impossible de penser que Maïmonide n'avait pas connaissance de ces contre-arguments. Celui-ci avait une véritable connaissance encyclopédique du Talmud et il devait forcément savoir que son 8ème principe se heurtait à de nombreuses incohérences vis-à-vis de la Tradition elle-même. Shapiro se propose de résoudre cette contradiction en faisant appel à une sorte de variante de la lecture "à double niveau" de l'oeuvre de Maïmonide: celle pour les masses et celle pour l'élite. Shapiro prend appui sur le chapitre 3 du Guide des Egarés où Maïmonide fait la distinction entre les croyances "vraies" et les croyances "nécessaires". Il ne me semble pas nécessaire de développer plus avant cette distinction, mais elle apparaît assez convaincante même si elle pose avec une brutale lucidité la question des positions "politiques" de nos maîtres y compris à l'époque actuelle.

L'éternité de la Thora
Les lois de la Thora sont-elles éternelles ? Rien ne sera donc abrogé dans le futur, même aux temps messianiques ? On s'en doute, la réponse c'est que la Tradition juive est très loin de partager unanimement cette position.
On sait déjà que des Midrachim (le Yalkout Shimoni notamment) pointent le fait que toutes les fêtes seront abrogées à l'exception de Pourim. Le Talmud (Kidouchin 72b) indique que les Mamzerim (enfants issus d'une union interdite) seront "purifiés" lors des temps messianiques.
Plus près de nous et peut-être plus inattendu, le Rav Avraham Itzhak Kook, premier Grand-Rabbin Ashkénaze d'Israël, dans son ouvrage Olat Reiya, pense qu'il n'y aura lors des temps messianiques que des sacrifices sous forme végétale (et plus du tout de sacrifices impliquant des animaux)

Je ne vais pas poursuivre ce billet en traitant les autres principes, même s'il y aurait des pages et des pages à écrire notamment à propos du Messie (vous savez le fameux "Ani Maamin beemouna Chelema beviot Hamashiah") ou de la Résurrection des morts (Y aura-t-il une vraie résurrection ?). Pour ceux qui sont intéressés, procurez-vous ce bouquin, ce que j'ai recensé dans ce billet n'est certainement pas le 10 000ème des sources et des sujets abordés dans cet ouvrage (et je vous assure que je n'exagère pas: j'ai pensé mettre 1000ème au début, mais ça faisait vraiment trop prétentieux pour ce billet).

En revanche, sa conclusion est intéressante et vaut le coup d'être mise en lumière.
A l'origine, ce livre est parti d'un article plus concis visant à prouver que les 13 principes de foi de Maïmonide ne constituaient certainement pas le dernier mot en matière de théologie juive. Cet article, dit Marc Shapiro, a fait l'effet d'une bombe dans les milieux orthodoxes et dans les milieux Yechivistes (pas en France, je vous rassure, dormez tranquilles).
En effet, pour nombre d'entre ceux qui fréquentent ces milieux, les 13 principes de foi de Maïmonide sont perçus comme une sorte de dogme théologique sans faille et certaines sources traditionnelles qui vont à l'encontre de la prose de Maïmonide et que relève Marc Shapiro sont finalement extrêmement mal connues. Cela en dit beaucoup sur l'ignorance dont sont victimes les travaux "théologiques" de nos maîtres dans les milieux "orthodoxes".
Mais la dernière phrase de conclusion de Shapiro est inspirante: "The fact that Maimonide placed the stamp of apostasy on anyone who disagreed with his Principles did not frighten away numerous great sages from their search for truth. The lesson for moderns is clear".

En bref, un Juif digne de ce nom ne peut absolument pas se laisser impressionner par un argument d'autorité (qui a dit Daat Thora dans la salle ?), fût-il prononcé par un Géant tel que Maïmonide. A une époque où les positions théologiques et dogmatiques tendent à se rigidifier, la leçon est rafraîchissante.
Je retiens également une chose supplémentaire du travail de Shapiro: un Juif peut avancer à peu près n'importe quelle hypothèse théologique. Mais s'il veut que celle-ci soit prise au sérieux par l'ensemble de ses pairs de la tradition juive orthodoxe, il y a une condition: qu'il prenne sur lui le joug de la Halakha et des Mitzvots. C'est ce seul point qui distinguera les véritables "chercheurs de vérité au nom du ciel" des "jongleurs d'intellect".