lundi 6 septembre 2010

Roch Hachana: le jour du jugement. Vraiment ?

S'il y a bien une chose que l'Etude juive (avec un grand E) nous apprend, c'est de ne pas tout prendre pour argent comptant. Pour certains, l'Etude est même synonyme de "je ne prends rien pour argent comptant"

J'ai assisté à un cours restreint il y a quelques mois de cela, donné par un Rav hors-pair, peut-être un des plus grands talmudistes français. A un moment donné, le Rav nous expose que le Eved Kenaani (un statut juridique particulier associé à un serviteur non-juif) est soumis à l'obligation du Korban Pessah.
En effet, le Eved Kenaani vit dans la maison du maître et est soumis à un certain nombre d'obligations halakhiques et donc, en particulier au Korban Pessah, sacrifice effectué le jour de Pessah qui, paradoxe suprême, représente l'expression par excellence de la liberté.
Bref, personnellement, je le crois sur parole et j'attends donc la suite du cours qui vise, j'imagine, à expliquer ce paradoxe. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'un des participants demanda les références exactes de cette halakha. Imaginez un élève de Terminale S demander à Einstein s'il est certain qu'E=MC²
Et quelle ne fut pas ma plus grande surprise encore lorsque le Maître sourit et dit avec son accent si caractéristique "tu as raison, tu as raison, tu veux les références, je peux faire, pas de problèmes". Et il se mit à chercher le volume précis du Choulkhan Aroukh, l'ouvrit pour ensuite le montrer à l'élève qui entra dans une discussion un peu subtile pour essayer de montrer que ce n'était pas forcément exactement le cas.
C'est une règle de l'étude: ce qui prime c'est la recherche de la vérité. Toutes les obligations mondaines ou hiérarchiques, évidemment utiles à la vie en société, devraient s'effacer lorsqu'on ouvre une Guemara.

Quel rapport me direz-vous avec Roch Hachana ? Eh bien c'est que cette fête se ressent parfois en mode pilotage automatique: Début de l'année, Chana Tova, Téchouva, Chofar, Jugement, Crainte, 10 jours pour se rattraper jusqu'à Kippour, etc... sont autant de mots-valises utilisés à saturation pendant cette période. Ils ont l'avantage de créer une ambiance particulière, de se rendre compte qu'il s'agit d'une étape spéciale de l'année (les fêtes de Tichri) pendant laquelle les adeptes du régime Dukhan seront au supplice et pour laquelle les trésoriers communautaires redoublent d'attention, attendant impatiemment le résultat du meilleur mois de l'année en matière de chiffre d'affaire.

Mais comme souvent, lorsqu'on commence à se poser des questions, on se dit que franchement, on nous fait peut-être prendre des vessies pour des lanternes.
Quelques exemples: le Talmud nous enseigne que le jour de Roch Hachana, le créateur du monde juge l'ensemble du monde et répartit les hommes en 3 catégories. Les Tzadikkim, les Justes, qui sont inscrits dans le livre de la Vie. Les Rechaim, les Impies, qui sont inscrits dans le livre de la Mort. Et les Beinonim (on dirait aujourd'hui, ceux qui doivent passer l'oral, ou mieux encore: septembre) qui ont jusqu'à Kippour pour se rattraper et éventuellement rejoindre les Tzadikkim dans le livre de la Vie.
Certes, certains rabbins s'en donnent à coeur joie pour expliquer que nous sommes tous des Beinonim et qu'il faudra cravacher jusqu'à Kippour pour être certain de passer encore une année sur cette terre.
D'autres se contentent de balayer cette métaphore d'un revers de la main juste avant d'aller jouer au golf au Country Club: "billevesées que tout cela, il s'agit encore d'une de ces légendes aliénantes que les producteurs d'opium religieux s'acharnent à diffuser en vue d'exercer un contrôle totalitaire sur les âmes et les coeurs des masses naïves et non éclairées". Bon, ça permettra sûrement au monsieur d'améliorer son handicap et de rattraper Tiger Woods, mais qu'est-ce que vous voulez que je fasse avec ça ?

N'y a-t-il pas moyen d'exercer son sens critique sur certains textes de la Tradition, tout en les prenant hautement au sérieux car convaincus qu'ils sont porteurs d'un sens fécond ?
Eh bien, il se trouve que des gars vivant dans mon beau pays il y a 800 ans ont évidemment osé poser une question de pur bon sens sans se laisser impressionner par l'establishment (bon OK, j'en rajoute un peu sur le côté Besancenot du Talmud).
Reste que les Tossafistes, puisque c'est d'eux dont il s'agit, s'interrogent (Roch Hachana 16b): "Il se trouve que dans la vraie vie, on voit plein de Tzadikim mourir dans l'année et plein de Rechaim vivre encore de longues années, ce qui est peu contradictoire avec ce qu'on raconte sur le livre de la Vie". Question évidente, qu'il faut poser, qui commence à nous faire douter que le sens littéral soit le plus pertinent, mais qui en contrepartie nous ouvre vers des interprétations bien plus savoureuses et enrichissantes (que nous ne développerons pas ici, mais pour ceux qui sont intéressés, tous les commentateurs classiques reprennent cette question: le Ramban, le Ran, Rabbénou Yona, etc... et sont bien synthétisés dans un article du Siftei Haim, l'ouvrage de compilation des cours du Rav Friedlander).

De la même façon, est-il vraiment pertinent de penser que le jour de Roch Hachana est véritablement un jour de jugement, avec Dieu à sa table entouré de ses assesseurs qui passe en revue au fur et à mesure chacun des prévenus ?
J'ai un ami qui a poussé la logique littérale jusqu'au bout. Il est en effet d'usage de ne pas dormir le jour de Roch Hachana afin que "son Mazal, sa chance, ne dorme pas pendant l'année". Certains disent qu'il est également inconvenant de dormir alors qu'on va bientôt passer en jugement devant le Roi des Rois. Mon ami pense qu'il peut s'autoriser à dormir pendant Roch Hachana. La raison ? "Ayache, c'est au début de l'alphabet, à midi pour moi c'est plié, je peux dormir tranquille pendant tout le reste de la fête !"

Au-delà de la boutade, est-il encore valide de garder cette image en tête ?
Plusieurs indices nous poussent plutôt à nous en défaire. D'abord, le fait que les principaux noms de Roch Hachana ne véhiculent pas cette idée:
- Roch Hachana, qui est le nom courant de la fête ainsi que le titre du traité du Talmud abordant ses différents aspects légaux, signifie la Tête de l'Année. Rappel de la création de l'homme et du repentir inaugural après la faute du jardin d'Eden
- Yom Teroua, le jour de la sonnerie, est le nom donné par la Thora, évidemment en rapport avec la Mitzva principale de Roch Hachana, la sonnerie du Chofar, indispensable outil pour le réveil des âmes
- Yom Hazikaron, le jour du souvenir, nom donné par les Sages à la fête lorsqu'ils codifièrent le format de la prière de Roch Hachana

Bref, lorsqu'on parle couramment de la fête, on l'appelle Roch Hachana, lorsque la Thora en parle, c'est Yom Teroua et lorsqu'on prie le jour de Roch Hachana, c'est Yom Hazikaron.
Certes, la fête est parfois appelée Yom Hadin, le jour du jugement. Mais l'honnêteté nous pousse à reconnaître que cette appellation semble presque "non-indispensable", jamais utilisée par la Thora et même parfois ambiguë, en témoignent les hésitations des Sages sur les impacts halakhiques à prendre en compte lorsqu'il s'agit de valoriser le concept de "jour de jugement". Sans trop s'étendre sur ce sujet un peu technique, très bien abordé par le Rav C-Y.Zevin dans Moadim BeHalakha (nota: tous les bouquins de C-Y Zevin sont de purs merveilles), on peut citer les exemples suivants:
- on récuse l'utilisation d'un Chofar à cornes de vache pour ne pas rappeler la faute du veau d'or en plein jour du jugement
- on ne dit pas le Hallel à Roch Hachana: comment le peuple juif pourrait se mettre à chanter joyeusement alors que le Roi des Rois juge ?
- Mais en revanche, si certains Sages ont voulu imposer un jeûne à Roch Hachana du fait du jour du jugement, la majorité des décisionnaires l'ont interdit formellement.

Que penser de tout cela ? La dimension du jour du jugement est clairement une dimension de Roch Hachana et elle existe dans notre tradition. Mais son caractère presque "magique" ou "folklorique" nous interpelle. Comment résoudre ce paradoxe.
C'est chez le Pr Yeshayhou Leibowitz que j'ai trouvé une réponse des plus éclairantes:

"Il y a pour la foi une profonde signification dans la distinction entre repentir et jugement à Roch Hachana, disons entre une conception du repentir comme moyen d'obtenir un jugement favorable et l'annulation d'un mauvais verdict, et celle qui considère le repentir comme une fin en soi. La Torah a porté l'accent sur le souvenir, comme étant ce qui est fondamental, "jour du souvenir", c'est-à-dire du repentir, tandis que la tradition a ajouté cette conception de Roch Hachana où le jugement est fondamental. (...)
Pour le croyant qui recherche la plénitude de la foi, la signification de Roch Hachana est celle du rappel de sa position devant Dieu, et la question d'être en jugement se pose chaque jour et à chaque moment. Par contre, pour l'homme inaccompli, c'est-à-dire la majorité des gens, il est clair qu'on ne peut pratiquement pas attendre de lui qu'il se livre à un examen de conscience et au repentir, choses dont il est bien éloigné, tous les jours de l'année. Il ne s'éveille à ces questions qu'à l'approche des "jours austères", pendant lesquels, selon lui, il est en jugement. Cependant, bien qu'il ne s'agisse pas là de la forme parfaite de la foi, cette approche folklorique a sa place dans le monde religieux."

On reconnaît là la célèbre distinction que fait Leibowitz entre service de Dieu intéressé et service de Dieu désintéressé. Pour ce dernier, Roch Hachana est un moment de rappel (de souvenir) de la place qu'occupe l'homme en ce monde: devant Dieu. Sa vie n'est pas rythmé par ce que Dieu peut lui offrir, mais par la capacité et la volonté qu'a l'homme de servir Dieu indépendamment de notions telles que les bienfaits ou les risques de punition divine. Dans cette optique, les notions de Teroua, de souvenir, de tressaillement existentiel prennent tout leur sens.
Mais les hommes n'ont pas tous la capacité d'atteindre un niveau spirituel totalement désintéressé. D'où l'introduction de la notion de jugement qui, si elle n'est pas parfaite, a malgré tout sa place car elle peut être le germe d'une démarche plus solide dans le futur.

Comme à son habitude, Leibowitz provoque, en dénigrant totalement la prière d'Ounetané Tokef qu'il considère comme le prototype de la prière pour les masses, complètement mythologique et faisant appel aux peurs les plus animales de l'homme. Je vous en livre un extrait:

"Un murmure paisible est entendu. Les figures célestes se lèvent, frémissent et annoncent avec angoisse : « Voici le jour du jugement ! » Même les armées célestes sont appelées devant Ton tribunal. Toutes les créatures de l’univers défilent devant Toi comme devant le berger qui examine son troupeau.
(...) Pour chaque créature qui défile devant Toi, Tu fixes la durée de son existence et les circonstances de sa destinée qui ne dépendent pas de sa volonté. Au jour de Roch Hachana, notre sort est écrit. Au jour du jeûne de Kippour, notre sort est scellé.
Il est alors décidé:
qui disparaîtra pendant l’année et qui viendra au monde,
ceux qui pourront vivre et ceux qui devront mourir,
ceux qui seront au terme de leur existence et ceux à qui il reste encore du temps à vivre.
Tu détermines si les uns mourront par le feu, les autres par les eaux,
ceux qui seront frappés par la guerre ou emportés par des plaies : la famine, le tremblement de terre ou la maladie.
Tu établis qui jouira d’une existence paisible, heureuse et digne, sera honoré et prospère et qui connaîtra les affres de l’errance, des épreuves, de l’humiliation et de la misère.


Honnêtement pour un Séfarade, la provocation tombe un peu à plat puisque cette prière n'est pas récitée systématiquement et qu'elle ne représente rien de spécial du point de vue affectif.
En revanche ma femme, Ashkénaze pure et dure, a été profondément outrée. Pour elle, et pour beaucoup de ses coreligionnaires, il s'agit du summum de la Téfila de Roch Hachana: là où le Hazan pleure le plus, où tout le monde est terrorisé, où les gens se font tout petit en imaginant, comme les Gaulois d'Astérix, que le Ciel va leur tomber sur la tête.

Leibowitz est très sévère sur cette prière car elle éloigne l'homme de la véritable signification de Roch Hachana: (re)prendre conscience que le retour vers Dieu est une fin en soi, qu'il passe par le rappel vaillant d'une existence vouée à Dieu et non à des idoles (le golf, la vie professionnelle, les mondanités, la peur de la mort, etc...) et que les notions de récompenses ou de punitions sont accessoires.

Vaste programme pour cette année, que je vous souhaite douce et heureuse !