dimanche 6 décembre 2009

Hanoukka: l'anti-révolte du Ghetto de Varsovie

Comme j'aime à le dire de temps en temps, le judaïsme est subversif. Il percute nos idées assimilées de longue date, y compris les plus évidentes et y compris celles se propageant à grande vitesse au sein de la communauté juive. 


La fête de Hanoukka et ses commentaires nous donnent l'occasion de regarder d'un oeil critique un des événements les plus consensuels de ladite communauté: la révolte du Ghetto de Varsovie.
Les faits sont connus: début 1943, alors que les déportations nazies ont déjà envoyés vers les camps de la mort plus de 300 000 Juifs du Ghetto, un groupe d'insurgés choisit de prendre les armes et de résister. Le 19 avril, les SS prévoient de reprendre la main en 3 jours; ce n'est que le 16 mai que la révolte est écrasée.

Du point de vue symbolique, cette révolte a été magnifiée par toutes les institutions, à commencer par l'Etat d'Israël, voulant lutter contre l'idée que les Juifs avaient été menés "à l'abattoir comme des moutons" (nous reviendrons sur cette expression). Lors de l'institution d'un jour de commémoration de la destruction des Juifs d'Europe en 1951, le nom complet défini a été Yom HaShoah veHaGuevoura, Jour de la Shoah et de l'Héroïsme, pour bien rappeler aux premiers citoyens israéliens que leur attitude ne pouvaient que s'inspirer des héros du Ghetto afin d'éviter une nouvelle Shoah et rejeter toute attitude néfaste de passivité.
La révolte du Ghetto de Varsovie est également commémoré tous les ans par les institutions juives à travers le monde (notamment par le CRIF en France) avec un champ sémantique similaire: "ne pas se laisser faire, prendre les armes, résister et ne plus se résigner comme l'ont fait de trop nombreux Juifs dont le comportement a été façonné par l'exil, les persécutions et parfois l'intellectualisme".

Maintenant une question: que peut-on dire de la Révolte du Ghetto de Varsovie si l'on se place du point de vue du judaïsme et de la tradition juive ? Quelle place le judaïsme accorde-t-il à l'héroïsme du type de celui qui a été déployé par Anielewicz et les siens ?

Appuyons-nous, une fois n'est pas coutume, sur le commentaire de Yeshayaou Leibowitz sur la fête de Hanoukka (in. Les Fêtes Juives, éditions du Cerf). D'abord, il rappelle qu'il existe différentes sortes d'héroïsme. Celle qui est valorisée par la tradition, c'est celle consistant chez un individu à "faire triompher la conscience de ses obligations sur ses tendances naturelles et sur les pulsions qui agissent en lui". Conception de l'héroïsme bien mise en évidence par le célèbre aphorisme de Ben Zoma dans les Pikei Avot (4;1): "Ezehou Guibor ? Hakovech ete Ytzro" "Qui est le héros ? Celui qui maîtrise son instinct".
A côté de cela, l'héroïsme guerrier, la bravoure au combat, ne recueillent pas d'estime particulière de la part de la tradition juive, même si la guerre est un phénomène auquel elle s'intéresse logiquement. Leibowitz remarque même que l'héroïsme guerrier "est la forme d'héroïsme la plus triviale. C'est un fait empirique, en effet, que l'on rencontre fréquemment cette bravoure chez les hommes de toutes les civilisations, dans toutes les sociétés et à toutes les époques historiques".


Prendre les armes, c'est bien, mais ce n'est pas vraiment ce que la Thora impose lorsqu'elle nous demande d'être des héros. Plus prosaïquement, c'est de développer "les qualités qui consistent à maîtriser son appât du gain, du pouvoir, des honneurs ou de sa libido sexuelle (...) ces formes d'héroïsme, méprisées parce que difficile à atteindre, ne jouissent pas d'une grande attention dans les institutions éducatives où nous élevons et formons nos enfants."


Il y a donc une forme de malaise à vouloir absolument présenter une révolte désespérée, mais somme toute "classique", comme le paradigme de l'essence du judaïsme et d'un peuple juif fier de lui, libéré de ses réflexes culpabilisants.

Mais allons plus loin: n'y avait-il pas un devoir de mourir dignement ? N'est-ce pas scandaleux pour un peuple de se laisser "mener à l'abattoir" ? Leibowitz rappelle d'où vient cette expression. C'est le prophète Isaïe qui la prononce. Lorsqu'il décrit avec force le "serviteur de Dieu", caractérisé par des attributs qui sont considérés comme des vertus: "Maltraité, injurié, il n'ouvrait pas la bouche, pareil à l'agneau que l'on mène à l'abattoir, à la brebis silencieuse, une brebis muette devant ceux qui la tondent, il n'ouvrait pas la bouche"(Is 53,7)
Leibowitz ne méconnaît pas l'incompréhension, voire le mépris dont ses populations non combattantes ont été l'objet, face cachée de la glorification des révoltés du Ghetto. Mais il la défend. Mieux, il la place à un niveau éminent:
"Relevons, une fois encore, l'un des signes les plus négatifs de notre situation psychologique, spirituelle, intellectuelle et morale dans ce fait qu'il y a parmi nous des gens qui rougissent du fait que nos pères et nos frères ont été assassinés en nombre considérable comme "bétail à l'abattoir", expression qui, aux yeux de la génération qui a créé l'Etat d'Israël en 1948, passait pour insultante et outrageante, considérant cette attitude comme l'expression de la conduite juive diasporique dont nous nous serions affranchis en revenant à la conception de l'héroïsme de nos ancêtres. Il nous faut ici réfléchir et contester avec la plus grande énergie cette tentative de critiquer des millions de juifs, hommes, femmes et enfants disparus dans la Shoah, parce qu'ils seraient allés à la mort sans combattre. En vérité, il n'y a pas de plus grande erreur que celle-là (...). Nous ne pouvons pas occulter le fait décisif que ces Juifs ont offert leur âme et sacrifié leur vie à cause de leur reconnaissance de leur devoir à l'égard de Dieu et de sa Thora. Bien sûr, chacun a le droit de ne pas s'identifier à cette métaphore du prophète Isaïe, mais que la chose soit claire, tout individu qui considère avec mépris ces millions de héros juifs qui sont allés à la mort tels "du bétail à l'abattoir" au nom d'une conception de la bravoure qui appartient à un domaine totalement différent ne peut se référer à des sources juives. Il est bon que cet homme sache que, par cette façon de voir, il s'associe à une conception de l'héroïsme partagée par les pires, et les plus misérables individus de la Gentilité, Gentilité où, au demeurant, ne sont pas rares ceux qui connaissent le sens véritable de la bravoure."

Essayons d'approfondir ce que dit Leibowitz: la résistance, du point de vue juif, s'incarne autrement que par le recours aux armes. Elle s'incarne par des comportements largement occultés par l'historiographie actuelle sur la Shoah, mais néanmoins extrêmement puissants. Il s'agit d'une résistance spirituelle, telle que celle minutieusement rapportée par des livres rares, tels que Responsa from the Holocaust ou Célébrations dans la tourmente (ed. Verdier). Résistance ardente de ces Juifs qui, au péril de leur vie, maintenaient ici le jeûne de Kippour, conservaient là contre toute explication rationnelle une volonté de respecter les prescriptions liées aux fêtes juives ou de ce Rabbi Hassidique qui le jour de Simhat Thora insista pour qu'avec ses hassidim, ils dansent au fond des fosses creusés pour eux par les nazis, en l'honneur de la Thora.

Porter au pinacle une démarche héroïque de bravoure guerrière qui n'a jamais rattaché son geste à un élan faisant référence à l'héritage spirituel du peuple juif (comme le démontre l'exemple de Marek Edelman, chef de la révolte après la mort d'Anielewicz, pour qui Israël, la Thora ou le peuple juif n'ont jamais eu aucune signification) est donc une forme de trahison envers ces millions de juifs dont l'intensité existentielle plus discrète a été nettement plus décisive pour la survie du peuple juif.

Difficile à entendre, compte-tenu de l'unanimité qui règne autour de la révolte du Ghetto... et pourtant, si la fête de Hanoukka nous enseigne quelque chose, c'est bien deux choses:
1) d'abord si l'on regarde attentivement, ce n'est certainement pas une lutte entre Juifs et Grecs. Mais avant tout une véritable guerre entre Juifs fidèles au message de la Thora et Juifs hellénisés. La guerre commença en effet lorsque Mattitiaou tua un Juif hellénisé qui avait osé faire un sacrifice à un Dieu de l'Olympe.
2) ensuite, que la lutte armée n'est valorisée que si son fondement s'identifie à une authentique volonté de  faire vivre le message divin et l'héritage spirituel d'Israël. Témoin, la réticence avec laquelle les Sages de la tradition ont intégré la victoire militaire dans la célébration de la fête de Hanouka: mise en avant exclusive dans le Talmud et dans le rite du miracle de la fiole, refus d'intégrer le livre des Maccabées dans le canon biblique, etc...

Si nos dirigeants et intellectuels veulent être fidèles au message de Hanoukka et de la tradition juive en général, peut-être devraient-ils reconsidérer la façon dont ils exploitent et interprètent certains pans de l'histoire de notre peuple, à commencer par la Révolte du Ghetto de Varsovie.