dimanche 29 juin 2008

Cahiers d'Etude Lévinassiennes n°6 - L'Universel

Les Cahiers d'Etude Lévinassiennes sont la publication officielle issue de l'Institut d'Etudes Lévinassiennes, créé en 2000 par Benny Lévy, Bernard-Henry Lévy et Alain Finkielkraut.


Bizarrement, cette publication d'excellente qualité, tant en terme de forme (mise en page, papier,...) que de contenu, ne semble pas recevoir un écho à la hauteur de ce qu'elle produit.

Pourtant, ceux qui se plaignent de ne plus retrouver aujourd'hui de pensée juive du calibre de ce qu'on avait coutume d'appeler "l'Ecole de Paris" dans les années 60-70, avec notamment Lévinas et Manitou, devraient se plonger dans les articles des CEL.

En plus de noms célèbres et médiatiques comme BHL, Alain Finkielkraut ou Jean-Claude Milner, on y trouve des auteurs plus jeunes, moins connus mais absolument pas moins audacieux. La preuve dans ce n°6 dédié à un thème ô combien intéressant: l'Universel.


Une fois n'est pas coutume, c'est Jean-Claude Milner qui en parle le mieux. Il explique que sa réflexion sur l'Universel a été transformé lorsque Benny Lévy lui rapporta une réflexion faite par un compagnon d'étude lors d'un journée de Yéchiva classique: "d'où vient que l'universel jouisse de tant de prestige chez les philosophes ?"

Milner, dans un premier temps, valide la question: "La question vaut effectivement la peine d'être posée. Si, comme il semble, l'universel est une notion équivoque, si, même, on est en droit d'y déceler obscurité et confusion, d'où vient qu'elle passe, dans l'ordre logique, pour un support spécialement élu de la clarté et de la distinction ?"


En effet, Milner remarque que dans toute discussion philosophique, l'intervenant qui arrive à dégainer le premier l'argument massue de l'universel a gagné la partie par KO: "Si on sait l'employer à bon escient, alors la discussion se clôt et celui qui a brandi le mot d'universel l'a emporté. En retour, celui qui manque à l'universel est réputé coupable. Il a fauté contre la raison, contre la morale, contre la bonne politique."


Milner poursuite par un condensé d'histoire de la notion à travers la philosophie grecque puis chrétienne pour montrer la complexité de ce terme et la facilité avec laquelle il est possible de le tranformer en une arme de type café du commerce à la portée de tout demi-habile qui s'imagine alors être le digne descendant d'Aristote.

Le développement que Milner entreprend ensuite, c'est une tentative de poursuivre sa discussion avortée avec Benny Lévy sur ce thème de l'universel. En prenant appui sur leur expérience politique pendant les années 60-70, Milner explicite la différence entre la priorité donnée à l'intense sur le nombreux, malheureusement oubliée dans la plupart des révolutions politiques du XXème siècle. Intense vs Nombreux, la comparaison fait clairement allusion au nom juif, qui a joué et qui joue toujours un rôle fondamental dans la perception juste de cette notion difficile qu'est l'universel.

Les interventions habituelles de Bernard Henry-Lévy et d'Alain Finkielkraut sont de très bonne tenue également. Je ne vais pas en faire un résumé extensif, mais je voudrais simplement souligner un point qui m'apparaît significatif: BHL prend acte de la publication d'Etre juif par Benny Lévy. C'est-à-dire qu'il prend au sérieux un fait majeur inauguré par ce livre: les Lectures talmudiques de Lévinas ne sont plus prises pour parole d'Evangile.


Pendant longtemps, Lévinas est apparu dans le champ intellectuel juif comme celui qui le mieux pouvait traduire en langue occidentale les joutes de la Michna et de la Guemara, celui à même de leur donner un sens qui parle à un français de la seconde moitié du XXème siècle.

Il faut dire que la critique ne pouvait pas venir facilement. Pour une raison simple: pour porter une opposition, ou a minima émettre un regard critique sur les travaux spécifiquement juifs de Lévinas, il fallait:

1) avoir un cerveau bien structuré et d'une capacité d'analyse puissante
2) une maîtrise de la langue et des enjeux de la pensée occidentale
3) une maîtrise de l'étude du Talmud

Les yéchivot classiques disposaient du critère 3), pouvaient trouver des personnes digne du 1), mais n'avaient pas de fenêtre spécifiquement ouverte sur la culture occidentale et n'avaient pas forcément envie de traiter un sujet qui leur paraissait complètement étranger aux buts qu'ils poursuivaient (l'étude de la Thora désintéressée).

Les "intellectuels juifs parisiens" qui pendant les années 70/80/90 ont commencé à s'intéresser à la tradition juive ont pu aborder le texte biblique et midrachique à partir de traductions et de rudiments d'hébreu. Mais le Talmud c'est autre chose. La barrière technique est autrement plus compliquée à franchir. La langue est spéciale (l'araméen) et même avec une excellente traduction, on ne peut même pas toucher du doigt ce modèle très spécifique de dialectique et de concision argumentative.



Benny Lévy, dispose des 3 qualités mentionnés ci-avant. Les deux premières, on le savait depuis son passage à Normale Sup. La troisième a été acquise durement (d'après lui) dans des Yéchivot strasbourgeoises puis israélienne. Alors donc, il est en mesure de se mesurer aux Lectures talmudiques de Lévinas, monument de la pensée juive de l'après-guerre.


Je m'explique: dans ce dernier livre, Benny Lévy opère un mouvement risqué mais majeur. Le sous-titre du livre est "Etude lévinassienne". Mais c'est tout sauf une oeuvre apologétique. Au contraire, Benny Lévy s'attaque à ce qu'il y a de plus "idôlatré" chez Lévinas, et j'emploie le mot à dessein: son oeuvre typiquement juive. Il l'attaque durement, en pointant les paradoxes, rééls, existant dans l'oeuvre de Lévinas: "La pensée du Retour est allergique à toute conversion philosophique. La pensée du Retour n'est pas une traduction de la Bible en grec. Lévinas a favorisé ce malentendu: il lui arriva même de dire qu'il faut poursuivre l'oeuvre de la Septante, imposée selon la Tradition par l'exil grec !"




Tout cela, BHL en prend acte et "s'y colle": "C'est vrai qu'il y a un problème. C'est vrai qu'à force de répéter que l'élection n'est pas un privilège, qu'elle n'est pas un orgueil, qu'elle est un surcroît de devoir et de responsabilité mais pas un droit, à force de dire qu'il suffit, pour porter le nom de Juif, de respecter quelques prescriptions simples, on aboutit à une définition pauvre du judaïsme." (...) "Ensuite, il est vrai qu'il y a des textes dans Difficile Liberté qui vont dans ce sens et qu'on ne peut pas lire sans un réel malaise. (...) Le malaise que devaient ressentir les disciples les plus lucides de Moses Mendelssohn quand il leur disait que le judaïsme, c'était la modernité, le libre examen, la liberté de l'esprit. Ou le malaise, encore, qu'ont dû éprouver les interlocuteurs de ces grands Juifs français, des ces Israélites français dont il m'est arrivé de dire à Benny Lévy que leurs positions ne manquaient pas d'allure mais dont il est impossible de ne pas admettre aussi qu'elles rendaient le judaïsme inutile, indolore, incolore, qu'elles réduisaient le message prophétique à être un succédané du message de la Révolution française. (...) Bref il y a des textes d'Emmanuel Lévinas qui laissent entendre ce son là."


BHL répond à sa propre objection. Il admet que Lévinas, tout en conjurant cette interprétation dans ses textes, prend un risque lorsqu'il laisse croire que le judaïsme peut parfois se réduire à un humanisme plat et dénué d'aspérités. Mais il défend Lévinas jusqu'au bout avec, il faut le reconnaître, un certain panache.


Mais la jeunesse arrive ! Et la "Re-lecture Talmudique" de Jérôme Benarroch ne manque pas d'audace dans sa critique de Lévinas. En reprenant la Lecture Talmudique "Et Dieu créa la femme", le jeune agrégé de Lettres et bon connaisseur des textes talmudiques reprend le cheminement intellectuel de l'interprétation de Lévinas en le soumettant à un examen serré.

Si l'on reprend brièvement la lecture de Lévinas, celui-ci expose 3 thèses, rappelées de manière détaillée par Benarroch:

- l'égalité de valeur entre l'homme et la femme,

- le caractère secondaire et infrahumain de la différence sexuelle

- la nécessité de la hiérarchie sexuelle ou de la dépendance pour asseoir une relation stable entre l'homme et la femme à un niveau proprement humain, celui de la relation entre esprits.


Jérôme Benarroch lui objecte alors plusieurs choses, toutes argumentées et pertinentes:

- pourquoi une telle distance de Lévinas envers le désir érotique ? Ne s'agit-il pas d'un phénomène fondamental dans la compréhension de la différence sexuelle, bien plus complexe qu'une simple pulsion issue du monde animal ?

- comment justifier qu'une dépendance puisse garantir une relation stable ? La révolte régulière des dominés nous prouve le contraire.

- La Guemara parle de la création de la femme, faite à partir d'un "côté de l'homme". Le Talmud discute de savoir ce qu'est exactement ce côté. Un avis pense qu'il s'agit d'un visage. Un autre pense qu'il s'agit d'une queue. A propos de ce dernier avis, Lévinas propose d'entendre que "la queue n'est qu'un appendice corporel, une articulation mineure de l'homme"

Sauf que la queue, chez un homme, ça peut vouloir dire autre chose....Jérôme Bénarroch n'hésite pas: "on doit au minimum prendre en compte l'aspect choquant et provocateur de la proposition, sans réduire l'image à une "articulation mineure de l'humain", ce qui est certes bien-pensant mais apparaît comme le refoulement de ce qui apparaît comme le sujet même du motif.


Benarroch part de ce dernier point pour proposer une Re-lecture talmudique, essayant de répondre aux objections ci-dessus ainsi qu'aux nombreuses autres, afin de déployer une pensée innovante et non-évidente de la relation entre l'homme et la femme, extrêmement rafraîchissante et satisfaisante d'un point de vue talmudique et intellectuelle, en ces temps de privation du droit des femmes dans certaines contrées, mais aussi de développement des Gender studies dans le monde occidental visant objectivement à supprimer la différence ontologique entre l'homme et la femme qui permettent ensuite de proposer des schémas idéologiques d'organisation de la société tout à fait explosifs.


Bref, la critique de Lévinas n'en est qu'à ses débuts et étonnamment, elle produit des résultats extrêmement encourageants. Il n'est certes pas agréable pour un lévinassien historique de s'entendre dire que son maître à penser est bien-pensant, prude, christianisant sur le sujet sexuel et peu attentionné aux aspects pratiques et halakhiques des textes qu'il convoque, mais c'est le prix à payer pour que la pensée en général et la pensée juive en particulier puisse évoluer et proposer de nouvelles pistes aux lecteurs de cette oeuvre monumentale qu'est le Talmud.


Il y a encore d'excellentes choses dans ce recueil, notamment une interview splendide d'Henri Atlan sur son rapport à Lévinas, qu'il a bien connu lorqu'il étudiait à l'Ecole d'Orsay (Spinoza, la Kabbale, sa personnalité,...), un article fort intéressant de Rony Klein, jeune universitaire, sur les figures de l'anarchiste, du réactionnaire et du Juif (quoique moins percutant que celui de Jérôme Benarroch) et encore beaucoup de perles textuelles.


Une dernière mention pour le texte de René Lévy sur Paul de Tarse, qui convoque des textes talmudiques qu'on n'a pas l'habitude de croiser dans les anthologies talmudiques pour "bien-pensants", mais qui, ceci expliquant sûrement cela, nous explosent à la figure parce qu'ils touchent peut-être à ce qu'il y a de plus intime pour un Juif pratiquant. Ce texte m'a tellement marqué que j'en ferai certainement une recension spécifique.


En tous cas, il existe un endroit où il est encore possible de trouver des développements de pensée en langue française qui renouent avec l'interprétation des textes juifs dans ce qu'ils ont de plus authentiques, mais aussi de plus enrichissants.


Bonne nouvelle.

Nota: le n°7 sur le thème du Mal est sorti depuis Avril 2008, dans toutes les bonnes librairies ou sur Amazon

jeudi 19 juin 2008

Le système halakhique du Rav Ovadia Yossef

Après avoir abordé la place importante qu'occupe le Rav Ovadia Yossef dans la société israélienne et disaporique, il nous apparaît fondamental de creuser en quoi la halakha telle que prise en charge par le Rav Ovadia Yossef est d'une dimension que l'on pourrait qualifier sans emphase de "révolutionnaire".

Pour cela, une des sources les plus pertinentes est la thèse de doctorat qu'a produite Binyamin Lau et qui a été publiée en 2005 sous forme d'un livre extrêmement intéressant: Mi-Maran ad Maran: Mishnato ha-Hilkhatit shel haRav Ovadia Yosef (De notre Maître à notre Maître, l'enseignement halakhique du Rav Ovadia Yossef).

Livre qui a été analysé et revu par le Pr. Marc Shapiro dans un article que nous avons déjà évoqué dans le post précédent.

Comme Marc Shapiro, Lau établit un parallèle entre Rabbi Yossef Karo, auteur du Choulkhan Aroukh et surnommé "Maran" (Notre Maître) par les habitués des maisons d'étude. C'est un fait, quand on utilise un substantif générique pour désigner une personne en particulier, ça en devient une formidable marque d'honneur et de respect.


- Le Professeur en Formule 1, c'est Alain Prost
- Si en Football on vous dit "Le Joueur", votre choix ne se retreint qu'à Pelé ou Maradona
- Lehavdil (dans un autre contexte), le Rabbi est pour un majorité de Juifs, Menahem Mendel Schneerson, le Rabbi de Loubavitch
- Quand on dit "le Rav", là ça devient plus complexe, mais en gros, chez les sionistes-religieux tout le monde comprend qu'on parle du Rav Kook; chez les modern-orthodox, tout le monde comprend qu'on parle du Rav J.D. Soloveïtchik.

Bref, appeler donc le Rav Ovadia Yossef "Maran", c'est très osé, mais ce qui est encore plus remarquable c'est que ça ne choque personne, preuve que la comparaison est soutenable.

Qu'est-ce qui justifie du point de vue du système halakhique que Rav Ovadia Yossef soit ainsi considéré ? Une phrase du Pr. Shapiro permet une bonne entrée en matière (traduction de l'anglais fait par mes soins, désolé pour les éventuels problèmes):

"Si l'on raisonne sur le long-terme, il n'y a aucun doute à avoir sur le fait que R. Ovadia Yossef est la plus importante figure séfarade depuis R. Joseph Karo, et il est tout à fait légitime de clamer que "de Yosef (Karo) à Yosef (Ovadia), il ne s'en est pas levé comme Yosef". Contrairement à d'autres Guedolim qui ont été ses contemporains et qui étaient de véritables géants en leur temps, comme R. Moché Feinstein and R. Shlomo Zalman Auerbach, R.Ovadia n'est pas un géant uniquement pour sa génération, du fait de la modification profonde du cours de l'histoire de la Thora, tant d'un point de vue sociologique que religieux, que son oeuvre a provoquée"

Rentrons maintenant dans les spécificités du système halakhique du Rav Ovadia.


La tendance à la Koula


Une des grandes tendances modernes (disons depuis 3 siècles) de la Halakha, certainement en partie liée à l'émancipation des Juifs, est le recours ininterrompu à la Houmra, c'est à dire à la rigueur en matière de halakha. Cela revient en pratique à privilégier l'option stricte par rapport à une option plus permissive mais qui rentre malgré tout dans les critères de la stricte halakha.

Un des exemples de cette tendance est l'histoire du Chmirat Chabbat keHilkhata. Ce magnifique ouvrage du Rav Neuwirth sur les halakhot de chabbat a d'abord été publié dans une première édition. Très équilibré, très clair, il s'agissait d'un ouvrage de référence sur le sujet.

Or, certaines décisions rapportées par le Rav Neuwirth sont apparus à certains comme excessivement permissives. La pression des milieux orthodoxes étant ce qu'elle est en Israël, une deuxième édition a été publiée où de nombreuses modifications ont été apportées, essentiellement pour demander "d'éviter" ce qui était "permis" dans la première édition.

Ne pas aller selon l'opinion la plus rigoureuse est malheureusement souvent considéré comme la preuve d'un laxisme auquel il est impossible de se fier.

Pour sortir de cette situation, il faut remplir deux conditions:
- être un génie de la halakha de façon à ne pas pouvoir être pris en défaut sur l'analyse pure
- être imperméable aux critiques du milieu harédi

Le Rav Ovadia Yossef répond brillament à ces deux conditions. D'abord, comme on l'a déjà expliqué, il s'est souvent positionné en opposition au monde harédi ashkénaze. Etre en désaccord avec eux sur des points de halakha ne lui pose donc pas plus de problème que cela. Et puis c'est donc un expert de la halakha dont la caractéristique principale est d'avoir une mémoire photographique et de ne jamais omettre un quelconque avis, même celui d'un vague décisionnaire turc du moyen-âge.

Quelques exemples de décisions "coulantes" célèbres:

- La gélatine, comme chacun le pense, n'est pas casher. Et en cela, la croyance populaire suit les décisions du Rav Aharon Kotler, du Rav Moché Feinstein et de l'ensemble de la communauté orthodoxe américaine. Le Rav Ovadia Yossef (Yabia Omer, vol.8, Yoré Dea n°11) tranche que la gélatine est casher, y compris celle qui provient du porc ! (En cela, il ne fait en fait que suivre un Rachi ultra-célèbre, mais il s'agit tout de même d'une révolution).

- Il autorise, sous certaines conditions, l'utilisation d'un seul lave-vaisselle pour le lait et la viande (Yabia Omer, vol.10, Yoré Dea n°4). Alors qu'il suffit de se promener sur Techouvot.com pour constater que les rabbanim de ce site l'interdisent formellement.

- Quelque chose d'inimaginable en France ou aux Etats-Unis: donner une hashgaha (surveillance rabbinique) à un restaurant qui servirait de la viande (casher bien sûr...) et proposerait des desserts lactés ! Le Rav Ovadia l'autorise (Yabia Omer, vol.4, Yoré Dea n°7). L'idée étant de limiter au maximum certaines transgressions encore plus graves de casherout: si ce restaurant n'avait pas hasgaha, il pourrait en effet aller jusqu'à proposer de la viande non-casher...


- Le Rav Ovadia est un des rares décisionnaires à autoriser voire à encourager les fêtes de Bat-Mitzva, sans se préoccuper de savoir si cela serait considéré comme une compromission envers certaines idées issus du "reformed judaism"


- A de très nombreuses reprises, le Rav Ovadia Yossef s'oppose à certains "psakim" fondés sur l'idée que "afin de ne pas risquer que XXX, alors on interdit YYY". Par exemple, certains décisionnaires comme le Rav Halévi (ancien grand-rabbin de Tel-Aviv) ont interdit de porter Chabbat des montres électroniques, de peur qu'on en vienne à tripoter les boutons et à effectuer une action interdite.

Le Rav Ovadia Yossef s'oppose donc à cette conception et indique qu'une action, si elle est en elle-même autorisée (porter une montre chabbat) ne doit pas être interdite à cause d'un éventuel risque de transgression ultérieure. Le "droit" d'utiliser ce concept, selon le Rav Ovadia, étant réservé aux sages du Talmud et plus du tout aux décisionnaires ultérieurs (Yehavé Daat, 2:49)

Comme chacun sait, il y a bien évidemment une exception qui confirme la règle. Concernant le Rav Ovadia Yossef, l'exception la plus connue est certainement son avis concernant les perruques pour les femmes mariées: il les interdit et n'autorise que le foulard.


La suprématie du Choulhan Aroukh:

Une autre des spécificités du système halakhique du Rav Yossef et peut-être plus polémique encore que la première, c'est l'importance majeure qu'il accorde au Choulhan Aroukh, écrit par Rabbi Yossef Karo au 16ème siècle.

Entendons-nous bien: le Choulhan Aroukh est un monument de l'histoire juive au point qu'il sert de repère epistémologique dans la catégorisation des décisionnaires. Ceux qui ont écrit avant le Choulhan Aroukh sont appelés les Richonim (Les premiers). Ceux qui ont écrit après sont appelés les Akharonim (Les derniers). Cet ouvrage a donc bien une place centrale dans la fixation de la halakha.

Mais de tous temps, et à commencer par le polonais Rabbi Moché Isserles (le Rama), les traditions locales ont toujours prévalu. Et lorsqu'une halakha était pratiquée depuis des centaines d'années dans un pays donné, l'avis du Choulkhan Aroulh s'il était opposé, n'était pas toujours suivi.

C'est une question majeure pour la fixation de la halakha: contrairement à ce que l'on peut croire, la halakha n'est pas un système juridique absolu, fondé sur des déductions logiques et rationnelles. En tous cas, ce n'est pas que cela. C'est aussi un mode de vie qui prend en compte la "Massora", c'est à dire la chaîne de la transmission d'un maître à son élève, d'un père à son fils, dans un village, une ville ou un pays.

C'est pourquoi par exemple, les juifs yéménites suivent jusqu'à aujourd'hui les décisions halakhiques de Maïmonide. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas été en contact après Maïmonide avec les décisionnaires ultérieurs, notamment le Choulkhan Aroukh et que de génération en génération, ce sont les gloses de Maïmonide qui font force de loi chez ces juifs là. C'est parfois étrange: poser de l'eau, qui a bouilli mais qui a ensuite refroidi, sur une plaque chauffante pendant Chabbat est strictement interdit pour tous les Juifs de la planète. Sauf pour les Juifs yéménites, qui suivent l'avis du Rambam, qui lui autorise.

En cela, même les plus stricts pratiquants de la Halakha reconnaissent que la pratique yéménite est complètement conforme à la pratique de la Halakha: du moment qu'ils se basent sur un décisionnaire prestigieux et qu'il s'agit d'une tradition millénaire, on est bien dans l'essence même de la pratique des Mitzvots.


Pour en revenir au Rav Ovadia Yossef, cette volonté de donner systématiquement le primat au Choulkhan Aroukh est d'une certaine façon révolutionnaire, mais pour certains dans le mauvais sens du terme, puisque cela conduit à annuler parfois des traditions halakhiques centenaires.



Un exemple parmi d'autres. Dans de nombreuses communautés d'Afrique du Nord, les femmes allument les bougies de Chabbat de la manière suivante: elles allument d'abord les bougies, puis mettent leur main sur les yeux en récitant la beracha "Acher Kidechanou Bemitsvotav veTsivanou lehadlik ner chel Chabbat". Il s'agit d'un avis connu du Rama qui utilise cette pratique afin de pouvoir allumer des bougies avant que chabbat ne rentre, étant entendu que c'est la Bénédiction qui fait rentrer chabbat et donc l'interdiction d'allumer du feu.

Cette pratique est contraire à l'avis donné par le Choulhan Aroukh qui indique que, comme pour tout acte qui nécessite une bénédiction, celle-ci doit précéder l'action. De la même façon qu'on fait une bénédiction avant de manger un fruit, on doit aussi réciter celle-ci avant d'allumer les bougies. Le Rav Ovadia Yossef écarte brillamment le problème de savoir si on peut allumer alors qu'on a déjà fait rentrer Chabbat, mais il va clairement à l'encontre de pratiques ancestrales auxquelles les communautés sont pourtant très attachées, y compris celles de son propre pays d'origine: l'Irak.

Autre exemple: le Rav Ovadia Yossef interdit formellement à une femme de réciter une bénédiction sur une Mitzva shehazeman grama (qui dépend du temps). Par exemple, réciter la bénédiction du Loulav et des 4 espèces pendant Soukkot n'est pas une obligation pour les femmes dans la mesure où cette Mitzva dépend du temps. Elles n'y sont pas obligées, c'est un fait. Mais peuvent-elles quand même réciter la bénédiction si le coeur leur en dit ?
Dans de nombreuses contrées séfarades, l'usage était effectivement que les femmes puissent réciter la bénédiction sur le Loulav. Rav Ovadia Yossef réfute cette tradition historique et indique même qu'il s'agit d'un cas de Beracha levatala (prononcer le nom de Dieu en vain).

Ca c'est le fond. Sur la forme, le réseau de distribution du Rav Ovadia Yossef et de son "équipe" (comme l'appelle Marc Shapiro) est extraordinaire: publication de sidourim incluant les décisions du Rav, rédaction par son fils de plusieurs volumes équivalant à un nouveau Choulkhan Aroukh incluant les principales décisions du Rav Ovadia Yossef, etc, etc...
D'où la pénétration très importante des options prises par le Rav Ovadia dans la vie quotidienne de centaines de milliers de juifs de par le monde.
D'où aussi, une certaine résistance qui commence à s'organiser dans les milieux traditionnels d'Afrique du Nord. Le Rav Shalom Messas, ancien Grand-Rabbin de Jérusalem et père de l'actuel Grand-Rabbin de Paris, a longtemps représenté le pôle de resistance principal des traditions marocaines: dans plusieurs de ses ouvrages, dont le célèbre Chemech ou Maguen, le Rav Messas insiste sur le fait qu'un marocain devait continuer à suivre les traditions marocaines reçues de ses parents et de ses maîtres, même si sa vie devait se poursuivre en terre d'Israël. Et bien entendu, dans de nombreux cas, on parle de Halakhot sur lesquelles le Rav Ovadia Yossef a tranché de façon différente...
Pour la Tunisie, a été publié récemment un ouvrage extrêmement sérieux et bien documenté sur les halakhot propres au judaïsme tunisien. Le Alei Hadas, du Rav David Settbon, publié d'abord en hébreu, puis traduit en français, recense l'ensemble des coutumes et halakhot spécifiques au monde tunisien en faisant bien attention de toujours s'appuyer sur des sources écrites ou des transmissions orales détaillées faites par les principaux sages tunisiens actuels (comme le Rav Mazouz par exemple).
On retrouve par exemple dans le Alei Hadas qu'en effet les juives tunisiennes ont toujours eu l'habitude d'allumer les bougies de chabbat avant de faire la bénédiction. Ou encore, que les juifs tunisiens ont le droit de se couper les cheveux le jour même de Lag Baomer, contrairement à d'autres avis dominants qui pensent qu'on ne peut le faire que le lendemain.


Bref, on sent bien par ces vives réactions que l'oeuvre du Rav Ovadia Yossef a créé un tremblement de terre sociologique dans la pratique intime du judaïsme de nombreux juifs.

Les critiques

Outre les points abordés ci-dessus, il existe un sujet qui n'a pas été abordé par Binyamin Lau dans sa thèse, mais qui est soulevé avec plus d'acuité par le Pr Marc Shapiro.
En deux mots, sa critique sur le système halakhique porte sur l'absence de cohérence globale du système halakhique du Rav Ovadia Yossef.
Ce qui semble étrange puisqu'on vient de dire que ce qui caractérise le Rav Ovadia Yossef, c'est sa référence systématique au Choulkhan Aroukh, ce qui, à défaut d'être brillant est en tous cas cohérent et, on l'a vu, révolutionnaire.
Or, le Rav Ovadia Yossef, malgré ses constantes proclamations d'attachement au Choulkhan Aroukh, fait parfois des exceptions qui se révèlent finalement assez nombreuses et édifiantes.

Parmi celles-ci:
- le Rav Ovadia Yossef autorise de manger au restaurant un plat cuisiné par un non-juif mais dont le feu a été allumé par un juif. Le Choulkhan Aroukh demande des conditions supplémentaires (qui en passant ne sont absolument pas respectées dans la quasi-totalité des restaurants casher français, qui se basent volontiers sur la décision du Rav Ovadia)

- Il indique que le Hazan doit prononcer le mot "Yevarekhekha" afin que les Cohanim répètent ce mot, alors que l'usage indiqué par le Choulkhan Aroukh veut que ce soit les Cohanim qui commencent par ce mot, alors que le premier mot du Hazan est le nom de Dieu qui lui succède
De très nombreuses exceptions sont relevées dans l'oeuvre du Rav Ovadia Yossef, mais le plus perturbant, c'est qu'il ne donne pas d'explications à ces écarts. De manière plus générale, la façon de procéder du Rav Ovadia Yossef dans ses psakim est d'accumuler d'une façon inimaginable les sources et les décisionnaires intervenant sur un sujet donné, pour ensuite terminer par un Psak mais dont on ne saisit pas toujours les tenants et les aboutissants en matière d'articulation logique.
Marc Shapiro va plus loin en expliquant qu'à son avis, la capacité mémorielle de Rav Ovadia Yossef, si stupéfiante qu'elle soit, ne remplacera jamais pour un "lituanien" la capacité analytique permettant de faire faire parfois à un sujet un saut conceptuel qui nous obligerait à changer de perspective.
Comme Einstein a pu le faire à propos de la gravité, Shapiro pense que des figures telles que le Rav Soloveitchik ou le Rav Kotler possèdent ce type de capacités intellectuelles si fondamentales dans le monde des grands noms des sciences humaines ou exactes. Alors que le Rav Ovadia Yossef joue dans une catégorie toute autre.

Entre le phénomène technique (de par sa ressemblance avec un ordinateur capable d'ingurgiter et de restituer une immense somme de connaissances) et le polémiste politique (j'ai entendu un jour un maître expliquer que par certains côtés, le Rav Ovadia Yossef avait parfois des Psakim "politiques"), il s'agit dans tous les cas d'une figure très spécifique du monde juif actuel, finalement assez attachante.Et comme on l'a dit, dont les travaux halakhiques auront des répercussions pour encore longtemps. Sa position très contestée sur la possibilité de rendre des territoires en échange d'une paix sérieuse resurgira certainement dans quelques années et, qui sait, pourrait être une des clés principales permettant d'aboutir à un règlement définitif du conflit actuel.

Après avoir rendu sa "fierté" aux séfarades, il pourrait simplement offrir la paix au peuple juif, qui sait...