lundi 26 mai 2008

L'élection du Grand Rabbin de France - Etat des lieux

Le 22 juin prochain aura lieu l'élection du Grand-Rabbin de France.

Deux prétendants qui se sont déjà opposés en 1994. A ma gauche Joseph Haïm Sitruk, titulaire du poste sortant, déjà 3 mandats de 7 ans à son actif puisqu'il a accédé à la fonction en 1987. A ma droite Gilles Bernheim, déjà candidat en 1994, mais plus que décidé à mener une campagne active avec le soutien de plusieurs personnalités de la communauté.

En réalité, cette élection est bien plus qu'une opposition entre deux rabbins. C'est une vision complètement différente du judaïsme français et de la communauté juive de France qui est en jeu. Ce billet se veut une contribution modeste visant à éclairer un débat pas toujours bien mis en lumière par les instances communautaires ou par la presse juive (Actualité Juive encaisse les pubs pleine page chaque semaine mais est d’une prudence hallucinante sur ce sujet brûlant).


Le Grand-Rabbin Sitruk: un bilan reconnu

Honneur au sortant, commençons par le Grand Rabbin Sitruk. Personnage très charismatique, il faut se souvenir de la façon avec laquelle il accéda au poste en 1987. S'étant présenté à l'époque contre le Grand-Rabbin sortant R-S.Sirat, il s'agissait déjà d'une opposition de style. Le Grand-Rabbin Sirat était une figure respectée dans le monde intellectuel, pour sa connaissance du judaïsme tant au niveau traditionnel qu'académique, pour ses positions souvent nuancées et subtiles sur des sujets très divers. Mais il lui manquait l'essentiel à l'époque: des résultats. Il lui manquait une grande réussite de terrain montrant qu'il était capable de faire changer les choses dans la communauté et que le poste de Grand-Rabbin de France pouvait être autre chose qu'une simple charge honorifique.

"Jo" Sitruk, lui, arrivait tout auréolé de ses passages à Strasbourg en tant que rabbin de la jeunesse, mais surtout de Marseille, où il a littéralement réveillé la communauté juive locale. Lorsque je parle de "réveil", c'est de façon très concrète qu'il se quantifie: création d'écoles, création de synagogues, de cercles d'étude, multiplication des restaurants et commerces casher et renouveau identitaire très puissant. Bien entendu, l'époque s'y prêtait et le Grand-Rabbin Sitruk n'en est pas le seul responsable, mais il faut bien reconnaître que c'est sous son leadership que la communauté de Marseille a pris son envol. L'idée des grands électeurs du Consistoire Central en 1987 c'était de vérifier si un tel potentiel pouvait s'exprimer sur la France entière.

D'une certaine façon, cela a été le cas. De 1987 à aujourd'hui, les synagogues se sont remplies à nouveau, les restaurants casher ont atteint une quantité inespérée et de plus en plus de juifs ont retrouvé le chemin d'une judéité parfois perdue. Quelle a été l'influence du Grand-Rabbin Sitruk dans ce "revival" ? L'organisation de grandes manifestations comme le Yom Hatorah, ses talents oratoires largement diffusés ou sa grande capacité à se mouvoir aisément dans les milieux politiques et communautaires ont certainement été des éléments décisifs dans ce que l'on peut appeler objectivement un succès du Grand rabbinat.

Il faut également rappeler le lien très fort qu'a pu créer le Grand-Rabbin avec certains fidèles de la communauté ou même à l'extérieur de celle-ci. Son attaque cérébrale en 2001 a donné lieu à des marques d'attachement très fortes qui ont bien illustré que le Grand-Rabbin est plus qu'un personnage publique, c'est une véritable référence (voire une icône) pour de nombreux juifs qui ont pu redécouvrir leur judaïsme grâce à son militantisme. Et puis bien sûr, le personnage en lui-même est très attachant: le langage est clair, souvent teinté de beaucoup d'humour, de références toujours bien placées à l'auditoire auquel il s'exprime, avec une vraie sincérité, etc...

Un exemple ?

En 1997, la synagogue de Buffault a été complètement rénovée pour ses 120 ans et pour l'occasion, le Grand-Rabbin Sitruk a fait un discours pour la réinauguration de la synagogue. Il faut savoir que les administrateurs de Buffault (toujours en haut-de-forme dans les grandes occasions) sont très très fiers de leur communauté. Ils la considèrent comme la plus belle, la plus riche et la plus originale de Paris. C'est, me direz-vous le cas de beaucoup de communautés, mais à Buffault, c'est très exacerbé. Le Rav Sitruk le sait. Et voilà que lors de son discours, il dit:

"Mes chers amis, vous connaissez tous ce Midrach. Lorsque Dieu dit à Avraham que le peuple qui descendra de lui sera aussi nombreux que les étoiles dans le ciel, Avraham leva les yeux vers celui-ci. Et puis il vit la multitude d'étoiles au-dessus de lui. Mais une étoile, parmi toutes, brillait plus que toutes les autres réunies. Avraham demanda:
- Dieu, quelle est cette étoile au milieu des autres qui brille de mille feux ?
- Avraham, cette étoile, c'est une étoile qui s'appelle Buffault et qui brillera pendant plus de 120 ans au sein de ton peuple et l'éclairera de sa beauté !"


Croyez-le ou non, mais tous les administrateurs ont fait un grand sourire béat et ont certainement cru dur comme fer que Dieu avait vraiment dit ça à Avraham avinou. Démagogie ? Certainement en partie. Toujours est-il que le message a fait mouche. Le relationnel exceptionnel du Grand-Rabbin Sitruk lui a en effet toujours permis d’avoir de très bonnes relations avec ses électeurs (rabbins, présidents de communautés) en ayant toujours à cœur de leur accorder du Kavod (de l’honneur) et de l’attention. Kavod mérité ou pas c’est autre chose, disons que la base électorale est solide.

Des aspects problématiques

Il ne faudrait cependant pas occulter certains aspects plus troubles et largement passés sous silence des différents mandats du Grand-Rabbin Sitruk.

D'abord, sa distance avec les institutions officielles et en particulier celle qui l'élit et lui donne ce statut de Grand-Rabbin de France: le Consistoire. Institution peut-être datée et à bout de souffle, mais que le Grand-Rabbin n'a jamais vraiment aidé durant ses mandats.

Un exemple parmi d'autres: le Grand-Rabbin de France habite Neuilly. Il fréquente d'abord la communauté consistoriale de Neuilly, mais au bout de quelques années, monte une structure "personnalisée", plus conforme à ses vues halakhiques et idéologiques. A la limite, pourquoi pas si cette structure avait été intégrée au sein du Consistoire afin de solidifier celui-ci dans une ville extrêmement prometteuse en terme de développement communautaire.

Sauf que le Centre Alef, puisque c'est de lui qu'il s'agit, est une institution complètement indépendante de toute structure communautaire historique. Or, il s'agit d'un succès: après la synagogue et le centre d'études, on a vu apparaître un Collel (lieu d'études pour hommes mariés), un séminaire pour femmes, une école maternelle, puis une école primaire, un organisme de vacances (Alef Loisirs), etc, etc...

Dirigé d'une main de maître par le Rav Ariel Gay, gendre du Rav Sitruk, ce Centre est objectivement une grande réussite de l'Ouest parisien. Mais comment comprendre, alors que ce centre s'est monté sur le nom et le statut du Rav Sitruk et que l'argent a afflué du fait de sa présence, que cet organisme reste en dehors de l'employeur officiel du Rav Sitruk, c'est-à-dire le Consistoire Central ? Si encore les cadres enseignants provenaient de l’Ecole Rabbinique, organisme directement rattaché au Consistoire, on pourrait à la limite comprendre. Mais ce n’est pas le cas.

Pour prendre une métaphore entrepreneuriale, je doute que Renault-Nissan apprécierait beaucoup que Carlos Ghosn aille faire une pige pour aider Volkswagen à augmenter ses ventes. On objectera que les situations ne sont pas comparables car l'essentiel est le bien-être de la communauté ? On aurait tort de le penser: l'argent qui est allé à Alef n'est pas allé ailleurs et le temps que le Rav Sitruk a passé pour Alef, il ne l'a pas passé au service du développement des communautés du Consistoire. Le Consistoire est un modèle dépassé ? Il fallait donc essayer de lutter pour le changer de l'intérieur plutôt que de créer un modèle séparatiste qui a des conséquences majeures sur l'orientation de la communauté.

L'autre reproche que l'on fait parfois abusivement au Rav Sitruk, c'est son "intégrisme" ou son "communautarisme". C'est plus complexe que cela. Il est complètement idiot voire aberrant de reprocher son "intégrisme" à un rabbin qui encourage ses ouailles à se rapprocher de la Thora ou à accomplir les Mitzvots. C'est pourtant cet écho qu'on entend de certains milieux qui regrettent l'époque où l'israélisme français se conjuguait avec un respect plus que partiel voire détaché des grandes pratiques du judaïsme.
En revanche, ce qu'il est possible de reprocher au Rav Sitruk, c'est sa vision du judaïsme français. Ou plutôt d'absence de vision du judaïsme proprement français. Conséquence directe de la mondialisation et des progrès technologiques, la communication entre la France et Israël n'a jamais été aussi simple et facile. C'est vrai aussi pour le monde religieux et halakhique. Le Rav Sitruk a une véritable admiration pour le monde lituanien de Bné-Brak et a souvent tendance à considérer celui-ci comme un absolu en terme de vie juive. D'où ses références systématiques à des maîtres de Bné-Brak pour des situations extrêmement diverses et sans prendre en compte la spécificité de la vie juive en France. Ceci a eu des effets extrêmement pervers sur le développement de la communauté juive de France:
- Le retour des Juifs à la pratique religieuse s'est fait sur un modèle "Harédi" lituanien, considéré comme LE modèle de retour au judaïsme
- Contrairement aux Etats-Unis ou à Israël, l'émergence d'un courant modern-orthodox a été bloquée. Il n'y a pas de disciple en France du Rav J.D. Soloveïtchik ou de la Yeshiva University, c’est-à-dire d’un courant qui sait allier l’étude des textes, la pratique rigoureuse des Mitsvots, l’ouverture aux sciences et cultures profanes ainsi qu’une vie en prise directe avec les problématiques actuelles de la Cité
- En réaction, et en l'absence de ce mouvement, les milieux cultivés et de plus en plus intéressés par le judaïsme, sa culture et son enseignement se sont tournés vers les communautés libérales ou conservative (massorti), propices à un essai de synthèse avec le monde occidental actuel mais en rupture partielle ou complète avec la Halakha, socle pourtant indispensable à une vie juive authentique.

Ce qui, pour un rabbin qui prône le respect de la Tradition est un échec patent, d'autant que c'est à partir de ces populations riches culturellement que peut jaillir une véritable pensée juive enrichissante, qui parle à un juif français du XXIème siècle et qui dynamise l’état spirituel d’une communauté.
Il n'y a plus aujourd'hui de Lévinas, d'André Neher ou de Manitou qui puisse alimenter le débat et proposer à la fois une manière de penser le judaïsme du XXIème siècle intégré dans un monde en perpetuel évolution, le respect des Mitzvot, ainsi que l’étude des textes dans ce qu’ils ont de plus éclairant.

Cet aspect de « Haredisation » est visible et le Rav Sitruk ne se cache pas de suivre ce modèle. Pourtant, certaines de ses décisions qui pourraient être mal accueillis par le public français sont rarement rendues publiques afin de conserver le capital sympathie dont dispose le Grand-Rabbin.

Un exemple parmi d’autres : dans beaucoup de communautés françaises, deux prières spécifiques sont récitées lors de l’office du samedi matin. L’une pour bénir l’Etat d’Israël. L’autre pour les soldats de Tsahal. Leur rédaction fait directement référence à l’Etat d’Israël (Medinat Israël), à l’aspect quasi-messianique de l’existence de cet Etat (Reshit Tsmihat Geoulatenou : le début de notre délivrance), à l’armée de défense d’Israël en tant qu’armée de l’Etat (Tsva Haguana leIsraël), etc… Bref, il s’agit de textes reconnus par le Grand-Rabbinat d’Israël et notamment par la mouvance sioniste-religieuse que les francophones connaissent bien par le biais des œuvres de Manitou ou du site Internet Cheela.

En tant que disciple des maîtres de Bné-Brak, le Grand-Rabbin Sitruk ne lit pas ces textes. En effet, ils donnent une importance théologique importante à l’Etat d’Israël, ce que les Harédim ont toujours refusé, bien que siégeant systématiquement à la Knesset (qu’ils considèrent comme un syndic d’immeuble…). Comprenant bien que cette situation n’est pas tenable pour les Juifs de France compte tenu de leur attachement fervent à Israël, le Rav Sitruk a rédigé un texte spécial, qui permet de citer la terre d’Israël, ses habitants et ceux qui risquent leur vie pour protéger les Juifs vivant en Israël, mais sans référence directe à l’Etat ni à Tsahal. Texte qu’il a bien sûr pris la précaution de faire valider par les décisionnaires Harédi israéliens. Pourtant, à ma connaissance, le Rav Sitruk n’a pas largement diffusé son texte. Il ne s’est pas spécialement battu pour ses convictions profondes. Il a peut-être eu raison d’écrire un nouveau texte. Mais il n’en fait pas un cheval de bataille alors qu’on touche au fondement de la signification spirituelle de l’Etat d’Israël.
C’est peut-être simplement la preuve que l’homme est un fin politique.

Autre élément problématique : en quoi le Grand-Rabbin Sitruk a donné une vision spirituelle des grandes questions auxquelles le monde juif est confronté ? Quelle est son analyse personnelle de grands textes de la tradition ? Ses cours hebdomadaires, toujours vifs, intéressants et variés ne démontrent pas une vision personnelle. Ce sont essentiellement des agrégats de commentaires existants sans prise de position personnelle et sans Hidouch (nouveauté dans l’interprétation) majeur.



Lorsqu’on se penche sur les publications du Grand-Rabbin de France lors de ses 21 dernières années, outre des préfaces et des œuvres collectives, on trouve deux livres (« Chemin Faisant » et « Rien ne vaut la vie ») qui sont essentiellement des retours très intéressants et riches d’enseignement sur la vie du Rav Sitruk, mais avec peu de travail sur le texte. Or, il me semble qu’un Grand-Rabbin de France est aussi quelqu’un capable de diffuser et d’expliquer largement en quoi la tradition juive et rabbinique est capable de parler à un juif vivant en France en 2008. Et de le faire autour d’un travail de recherche et d’analyse personnelle.

Enfin, si l’on se concentre sur la campagne proprement dite, celle que mène actuellement le Grand-Rabbin Sitruk est plutôt étrange. Lorsqu’on se promène sur son site de campagne, on est frappé de constater que :
- l’argumentaire en faveur d’une réélection est principalement ciblé sur le passé (« j’ai tant fait pour cette communauté »), sur du sentimental (« je vous aime trop pour vous laisser ») et très peu sur un programme précis
- les visuels utilisés dans la presse papier laissent parfois perplexes. Dans l’un d’entre eux, on voit le Grand-Rabbin entouré de nombreux enfants avec ce slogan « La Thora pour vos enfants ». Si l’on prend la peine de regarder plus attentivement, on se rend compte de plusieurs choses. D’abord que la photo a été prise au Centre Alef. Décidément, on n’en sort pas. Ensuite que lesdits enfants ne sont en fait que des….garçons. Serait-ce à dire que les filles n’auraient pas le droit à la Thora ? En tous cas, on ne les voit pas sur la photo. Enfin, qu’on ne comprend pas bien ce que le Grand-Rabbin veut faire pour la jeunesse. Il a placé son dernier mandat sous le signe de la jeunesse. A part le développement de l’école du Centre Alef, qu’a-t-il fait pour elle ? Qu’a-t-il fait par exemple pour le plus important mouvement de jeunesse juif français dont il est lui-même issu et à qui il doit tant (notamment sa femme), j’ai nommé les EEIF ? Réponse : à part un message enregistré pour le 80ème anniversaire en 2003, strictement rien.
- Qu’est-ce que cette mystérieuse « Fête de l’Unité » organisée le 15 juin au Zénith ? Doit-on penser, comme on l’entend parmi certains partisans du Grand-Rabbin, que le seul fait que Gilles Bernheim se présente à l’élection est potentiellement un risque de division de la communauté juive ?
Bref, on est perplexe, voire déçu, de constater que la campagne de Rav Sitruk n’est pas une campagne de projet, mais plutôt une demande de plébiscite basée sur l’attachement réel de la communauté envers son principal leader spirituel. Serait-il si certain de gagner pour ne pas daigner entrer dans l’arène du débat ? Réponse le 22 juin.


Le Grand-Rabbin Bernheim: un challenger

En attendant, son rival actuel, le Grand-Rabbin Bernheim déploie des moyens jusque là inconnus pour présenter son projet : pubs régulières dans ActuJ, site Internet léché, appel à soutien de personnalités de la communauté, etc…
Son programme, plutôt détaillé, est comme une critique en creux de l’action du Grand-Rabbin Sitruk depuis 21 ans :
- Pas de création d’institution en dehors du Consistoire Central (référence pseudo-cachée au Centre Alef)
- La référence directe à l’Etat d’Israël (les pubs du Rav Sitruk ne mentionnent que « les communautés d’Israël » et jamais l’Etat)
- La volonté d’être beaucoup plus à l’écoute des différentes sensibilités du judaïsme
- Une action en faveur de la jeunesse juive (référence à l’absence d’initiatives du Rav Sitruk envers les mouvements de jeunesse)
- Une véritable action autour de la Shoah et de son enseignement (les prises de position du Rav Sitruk ayant parfois assimilé la Shoah à une forme de punition divine)
- Etc, etc…
Bref, le Grand-Rabbin Bernheim opte volontiers pour une campagne de challenger, qui détaille son programme, ses envies, en couvrant un maximum de sujets intéressant la communauté juive actuelle. Cela lui est indispensable car il part avec plusieurs handicaps.

D’abord, sa connaissance du réseau des Présidents de communauté et des rabbins (qui sont rappelons-le les principaux votants à l’élection) est beaucoup moins affinée que celles du Rav Sitruk. Beaucoup sont redevables à celui-ci et pourraient hésiter à « trahir » un candidat qui joue beaucoup sur la fibre affective dans sa campagne.


Ensuite, son positionnement communautaire. Très apprécié des CSP+ pour son ouverture aux grands problèmes de la cité (abordés notamment dans son livre Un Rabbin dans la Cité), pour son enseignement souvent profond mais toujours fondé sur les principaux textes de la tradition (Talmud, mais aussi commentateurs hassidiques comme Rabbi Tzadok Hacohen de Lublin, dans son très beau livre Le Souci des Autres), le Grand-Rabbin Bernheim n’a pas de connexions étroites avec les milieux haredi d’Israël et fait rarement référence aux maîtres considérés comme les Grands de notre génération (Guedolei Hador) : Rav Eliachiv, Rav Auerbach, Rav Ovadia Yossef, etc…
Malgré un respect personnel de la halakha strict, le Grand-Rabbin Bernheim n’est pas considéré comme un maître de la Halakha, ce qui pour le corps rabbinique peut s’avérer compliqué. Entendons-nous bien, je ne pense pas qu’il y ait de différences majeures entre le Rav Sitruk et le Rav Bernheim (tiens ça sonne moins bien, preuve du positionnement différent) sur leur maîtrise de la halakha. Mais le Rav Sitruk a toujours donné des signes d’attachement profond aux grands décisionnaires halakhiques (quoique pour le Rav Ovadia Yossef, ce ne soit pas si clair). Pour Gilles Bernheim, c’est moins clair. D’où son insistance actuelle et je pense sincère dans sa volonté de marquer que la Halakha « stricte » est aussi son territoire.

Plus un aspect nouveau et particulièrement intéressant qui est sa volonté de sortir des responsa halakhiques destinées aux Juifs de France. Ceci est un point fondamental. Il y a bien sûr des Halakhot universelles. Le jeûne à Kippour s’applique évidemment à tous les Juifs du monde quel que soit le contexte. Mais certaines décisions sont relatives à un contexte et à un moment particulier. Les Juifs de France doivent pouvoir compter sur un décisionnaire qui prenne en compte la situation spécifique des Juifs de France. La Halakha s’est toujours constituée comme cela. Ce n’est que récemment avec le développement des nouvelles technologies qu’il est possible de prendre en France pour argent comptant une décision prise par un décisionnaire de Bné-Brak. Quelques exemples parmi d’autres :
- a-t-on le droit d’aller à l’école publique sans kippa ?
- peut-on accepter des femmes dans les conseils d’administration des consistoires régionaux et nationaux ?
- qui peut-on accepter comme témoins lors de mariages célébrés à la synagogue ?
- Y a-t-il des halakhot spécifiques s’appliquant aux homosexuels ?
- etc, etc…
Bien sûr un Beth-Din existe en France. Mais il faut qu’il soit plus visible et que ses décisions soient largement diffusées. C’est apparemment la volonté du candidat Bernheim.

Un autre de ses handicaps tient à la comparaison en matière d’action avec le Grand-Rabbin Sitruk. Certains ont voté en 2007 pour Sarkozy avant tout parce qu’ils le considéraient comme un professionnel et surtout parce qu’on serait certain qu’il agirait. Le Grand-Rabbin Sitruk a battu le Grand-Rabbin Sirat parce qu’il était auréolé de son action conséquente à Marseille. Et il a depuis prouvé que l’action était une qualité qui ne l’avait pas quitté : organisation des Yom HaThora, multiples déplacements et relations, création et développement de centres d’étude, etc… Bref, il agit.
Dans le cas du Grand Rabbin Bernheim, c’est beaucoup moins clair. Autant son verbe est profond et apprécié, autant on a du mal à identifier précisément ce qu’à accompli le Grand-Rabbin Bernheim dans ses fonctions actuelles de Directeur du département Thora et Société du Consistoire, comme de Grand-Rabbin de la Victoire. Des publications certes très intéressantes voire fondamentales pour exprimer une vision. Mais quoi de concret ? Est-ce que la fréquentation de La Victoire a augmenté ? Est-ce que les activités proposées sont en plein développement ? Peut-être y a-t-il des choses qui se sont traitées dans l’intimité mais qu’on ne peut pas communiquer ?
En tous cas, pèse sur la candidature du Grand Rabbin Bernheim cette interrogation majeure sur sa capacité à faire et à décliner de façon opérationnelle tous les axes stratégiques forts pertinents de sa campagne.

Pour finir ce billet déjà très long, il ne faut pas occulter la question de la longévité du poste. 21 ans au même poste, n’est-ce pas déjà trop ? Est-on vraiment capable de se renouveler à une même fonction après 21 ans d’activité ? Le Grand-Rabbin Sitruk semble lui-même répondre que non: le programme est minimaliste et plutôt fondé sur des slogans et l’argument principal de sa reconduction serait le lien indéfectible qui se serait créé entre lui et la communauté.

Or, cette même communauté ne va pas bien. Elle est fortement polarisée, toujours en proie à l’assimilation, l’éducation juive en école juive est très largement perfectible (c’est un euphémisme) et l’adéquation d’une tradition juive authentique avec le monde occidental du XXIème siècle en pleine transformation n’est pas encore faite, la preuve en est le faible niveau de production intellectuelle des élites juives du pays. Autant de sujets où les positions de Gilles Bernheim sont peut-être plus affutées que celles de Joseph Sitruk.

L’élection du 22 juin ne donnera pas toutes les clés pour répondre à ces questions, mais elle sera un vrai choix entre deux visions très différentes du futur de la communauté juive française.

Il y aurait encore énormément de choses à dire sur cette élection. D’ici au 22 juin, peut-être d’autres billets sur ce sujet…mais seulement s’il passionne les foules. Est-ce le cas ?

jeudi 15 mai 2008

Qui est vraiment Rav Ovadia Yossef ? (I)

Rav Ovadia Yossef est peut-être aujourd'hui la figure la plus controversée, la plus adulée mais aussi la plus détestée du monde juif actuel.

Mais qu'on l'aime ou qu'on le déteste, l'erreur serait de le caricaturer et de ne retenir que ses interventions limites sur la Shoah ou, de l'autre côté, de ne pas percevoir le caractère parfois très polémique de certaines décisions halakhiques.

Le Rav Ovadia Yosef vaut mieux que cela car, en effet, il est une figure extraordinaire du monde juif actuel. Qui est déjà le sujet de plusieurs biographies, ouvrages critiques et autres analyses sur sa perception de la Halakha. Et qui en plus occupe une place non négligeable sur l'échiquier politique assez chaotique du pays.

Le professeur Marc Shapiro, grand connaisseur du milieu orthodoxe, a produit une excellente revue critique des livres récents parus sur le Rav Ovadia Yossef.

Il a appelé son article: "MiYosef ad Yosef lo Kam ke Yosef" (De Joseph à Joseph, il n'y en eut aucun comme Joseph).


Petite explication de texte. Cette phrase renvoie à une autre phrase célèbre, présente sur la tombe du célèbre Moïse Maïmonide: "MiMoché ad Moché lo Kam ke Moché" (De Moïse (notre maître) jusqu'à Moïse (Maïmonide), il n'y en eut aucun comme Moïse). Eloge incroyable qui crée un lien presque direct entre Moïse à qui Dieu a donné les tables de la loi et Maïmonide qui a révolutionné le judaïsme, plus d'ailleurs avec son ouvrage de Halakha (le Michné Thora) qu'avec le Guide des Egarés, cher aux intellectuels juifs parisiens.

L'intitulé de Marc Shapiro retrace un lien identique entre Rabbi Yosef Karo et Rav Ovadia Yossef. Pour qui connaît l'impact de Rabbi Yosef Karo sur le monde juif avec la diffusion de son Choulkhan Aroukh ne peut qu'apprécier l'audace de la comparaison. Le Choulkhan Aroukh a en effet provoqué une rupture epistémologique dans la façon qu'ont eu les maîtres de la Tradition d'aborder la loi juive. Il s'agissait, ni plus ni moins, que de compiler et d'arbitrer les décisions halakhiques des plus grands maîtres du Moyen-Age, afin de produire le "code de lois ultime", celui qui mettrait fin aux inombrables discussions portant sur les comportements pratiques du peuple juif et ce, sur l'ensemble du périmètre législatif: les fêtes, la cacherout, les lois commerciales, les prières, le mariage, les contrats, etc...



Nous y reviendrons. Mais l'idée de ce billet, c'est de comprendre en quoi Rav Ovadia Yossef est une personne éminemment importante pour le monde juif d'aujourd'hui.

La renaissance de la fierté séfarade

Pendant longtemps en Israël, l'establishment était composé d'ashkénazes, véritables fondateurs du pays. C'est vrai bien sûr du point de vue laïc (socialistes venus de Russie et de Pologne), mais vrai aussi dans le camp religieux où les plus importantes autorités rabbiniques du pays ont pendant longtemps été issues du monde ashkénaze: le Rav Kook, le Hazon Ich, puis le Rav Shakh, le célèbre Directeur de la Yéchiva de Poniowitz.

Comme esquissé dans un billet précédent, de nombreux jeunes du monde séfarade (principalement d'Afrique du Nord) ont été happés par les yéchivots ashkénazes, ont adopté leur méthodes d'étude et parfois leurs coutumes. Ce qui n'a pas empêché une discrimination notoire: les étudiants séfarades, même les plus brillants, ne peuvent pas forcément étudier dans les plus grandes yéchivot, un séfarade dans le monde Harédi ne peut pas épouser une femme ashkénaze (à moins qu'elle ne soit aveugle, sourde et pauvre), etc, etc... Cet état de fait est bien décrit dans cet article par le Rav Elie Kling.

Un brin paternalistes donc (voire racistes), les grands dirigeants ashkénazes ont toujours considéré qu'il n'était pas encore venu le temps où un séfarade pouvait accéder à des fonctions de leadership au sein du monde religieux. C'est d'ailleurs suite à une phrase malheureuse du Rav Shakh, que le parti Shass décida de ne plus rester sous la coupe des leaders ashkénazes et de prendre son envol de façon autonome dans le paysage politique israélien.

Et ce principalement grâce au Rav Ovadia Yossef. Né en Irak, d'un famille pauvre et pas spécialement reconnue, le Rav Ovadia Yossef n'avait pas les signes extérieurs permettant d'imaginer faire une carrière rabbinique de grande envergure en Israël: séfarade, sans Yikhouss (appartenance à une lignée prestigieuse), et de condition modeste.

Arrivé à l'âge de 4 ans en Israël, il fut pourtant invité à l'âge de 22 ans en Egypte pour prendre la tête du tribunal rabbinique du Caire. En 1968, il fut nommé Grand-Rabbin de Tel-Aviv pour finalement être élu Grand-Rabbin Séfarade d'Israël (Richon Letzion: le primat de Sion) en 1973.

La suprématie halakhique, gage de légitimité incontesté
Qu'est-ce qui distingue donc Rav Ovadia de ses contemporains ? Il dispose d'un atout majeur: c'est un génie de la Halakha. Selon tous les observateurs et les connaisseurs, sa maîtrise des textes halakhiques est absolument inégalée, y compris par les plus grands maîtres ashkénazes du XXème siècle. Or, la légitimité halakhique est absolument fondamentale pour quiconque veut avoir une influence sur le monde juif. Si un quelconque rabbin de communauté explique qu'il est possible d'utiliser une même machine pour laver alternativement le lait et la viande, il risque de se voir rapidement traiter de laxiste, de libéral ou de petit rigolo.

Lorsque c'est Rav Ovadia Yosef qui énonce une telle décision, l'impact est énorme. D'abord, cela a une répercussion sur la vie pratique de centaines de milliers de personnes. Ensuite, il est très compliqué, compte tenu de l'aura dont dispose le Rav Yossef en matière de halakha, de soutenir une opinion opposée.

Si le sujet de la machine à laver la vaisselle vous laisse froid (il ne devrait pas), il faut alors se souvenir que le Rav Ovadia a été à l'origine de plusieurs "Psak Din" (décisions halakhiques) qui ont eu un retentissement énorme en Israël:

- c'est en majeur partie grâce à lui que les immigrants éthiopiens ont été considérés comme Juifs d'un point de vue halakhique. Sans sa décision argumentée et fondée, il n'y aurait peut-être pas d'Ethiopiens en Israël aujourd'hui.

- Rav Ovadia Yosef s'est démené comme jamais pour résoudre le problème des femmes Agounot pendant la guerre de Kippour. Les Agounot sont ces femmes de soldats disparus pendant la guerre qui ne disposaient pas de moyens de divorcer juridiquement et donc de se remarier. Aujourd'hui encore, sur ce sujet épineux, Rav Ovadia Yosef est certainement le décisionnaire ultime auquel on adresse les cas les plus problématiques.

Nous développerons un billet spécifique sur le caractère novateur, voire révolutionnaire sous certains aspects, de la vision halakhique du Rav Ovadia Yossef.


L'autonomie du monde Séfarade en Israël

Mais nous devons d'abord comprendre en quoi son influence a atteint un niveau tel, qu'une personne aussi sensée qu'Ami Bouganim a pu me dire un jour avec conviction que la seule personne capable aujourd'hui de véritablement résoudre le conflit israélo-palestinien s'appellait Ovadia Yossef.

On l'a dit, pendant longtemps, les séfarades religieux ont suivi les décisions prises par les grands maître des Yéchivot lituaniennes, y compris sur le plan politique en votant pour Agoudat Israël (ou Deguel Hathora), le grand parti ultra-orthodoxe. Mais au milieu des années 80, le Rav Shakh, encourage les séfaradim et le Rav Ovadia Yossef à créer un parti spécifiquement séfarade: Shas. L'idée était d'élargir la base électorale orthodoxe pour mieux maîtriser un électorat parfois encore méfiant vis-a-vis du monde ashkénaze. La manoeuvre réussit au-delà de toute attente. En plus d'accueillir les votes des ultra-orthodoxes séfarades, Shas réussit le tour de force de s'attirer les votes des marocains traditionnalistes ou même peu religieux, beaucoup plus nombreux. Shas devient une force majeure de la vie politique israélienne et le Rav Ovadia Yossef, après plusieurs atermoiements, rompt définitivement avec le Rav Shakh pour devenir le leader incontesté de ce mouvement.

La fierté Séfarade était rétablie, ce à quoi ne manque pas de faire allusion le slogan de Shas: "lehahazir ateret leyoshna": redonner la gloire à sa couronne.

A partir du moment où Shas a pris son indépendance, le ressentiment du monde ashkénaze a été extrêmement violent. Du jour au lendemain, le nom de Rav Ovadia Yossef n'apparaissait plus dans les journaux ultra-orthodoxes ashkénazes. Pire, seul son prénom était cité 'Ovadia', sans tous les titres et les marques de respect qui sont accolés dans ces publications aux grands de la Thora. Traitement inimaginable pour un maître du rang d'Ovadia Yossef.

Marc Shapiro se souvient que lorsqu'il a lu ces attaques dans la presse haredi, cela lui a fait l'effet d'un moustique essayant de s'attaquer à un éléphant. La comparaison est pertinente: ces attaques n'ont absolument rien fait pour décrédibiliser le Rav, bien au contraire, elles lui ont donné un prestige supplémentaire: celui qui ose enfin se dresser devant l'hégémonie ashkénaze. Car Rav Ovadia Yossef a su également critiquer de façon construite la société ashkénaze: dans les introductions des volumes 1 et 3 de son oeuvre maîtresse (Yabia Omer), Ovadia Yossef remet en cause le système d'enseignement ashkénaze du fait de sa trop grande valence théorique qui ne permet pas de se concentrer sur l'étude des Aharonim (décisionnaires post-Choulkhan aroukh) et la halakha pratique. Il n'a pas hésité non plus à diminuer le rôle joué par le Hazon Ich dans la période récente. Le Hazon Ich ! Le fondateur de la ville de Bné-Brak, le Rav chez qui Ben Gourion s'est déplacé pour négocier le statu quoi, l'autorité icontestable du monde ashkénaze en Israël après la guerre ! Une icône !

Et voilà que Rav Ovadia Yossef se permet de remettre en cause son appellation de "Moré Horaa", expert en halakha, sous pretexte que le Hazon Ich n'avait jamais eu de responsabilité collective. Tempête en Israël que les deux biographies (non apologétiques rappelons-le car écrites par des journalistes) déjà existantes ont bien évidemment rappelé.

Bien entendu, sur le champ politique, le Rav Ovadia Yossef est connu pour sa position modérée concernant le conflit israélo-palestinien. Ou plutôt pour son "psak din" visant à expliquer que rendre des territoires était permis pour parvenir à une véritable paix. Il ne s'est pas fait que des amis, cette fois-ci du côté des Sionistes religieux qui pourtant dans une grande majorité suivent ses autres décisions halakhiques. Mais contre vents et marées, il a cassé certaines barrières en entrant volontairement dans un gouvernement travailliste où figurait le Meretz, le parti laïque anti-religieux. Ou en refusant de participer au gouvernement d'Ariel Sharon. Ou encore en affichant sa proximité et même son amitié avec Shimon Peres.

Bref, sans rentrer dans son système halakhique qui recèle de nombreuses surprises et pépites, il s'avère que le Rav Ovadia Yossef est un véritable leader au sens où il réussit à inspirer les gens et à rassembler bien au-delà de sa famille proche.

Sa proximité avec les masses est également un facteur important de son succès. Marc Shapiro se souvient avoir assisté à une des ses conférences de Motsaé Chabbat avec un réel plaisir: ce mélange de Thora, d'anecdotes et d'humour a un vrai impact sur l'homme de la rue. Vous me direz que des rabbins qui blaguent et qui s'entendent bien avec le peuple sont légions. Certes, mais aucun n'a l'envergure académique d'un Ovadia Yossef, peut-être le plus grand décisionnaire depuis le Choulkhan Aroukh.


Dans le monde occidental, Ovadia Yossef est plus connu pour ses "gaffes" ou ses déclarations intempestives comme lorsqu'il appela Yossi Sarid (un des leaders du parti Meretz) "Aman" ou "Satan". Marc Shapiro semble mettre ces écarts sur l'ambiance surchauffé de ces conférences du Samedi soir et sur la grande proximité du Rav Ovadia Yossef avec les masses lors de ces déclarations. Pour lui, ces petites phrases seront passées aux oubliette de l'histoire, un peu comme on a oublié aujourd'hui "le bruit et l'odeur" de Jacques Chirac pour ne retenir que sa stature d'homme d'Etat...

Le Rav Ovadia Yossef a donc transformé profondément la sociologie de l'Etat d'Israël, dispose d'un pouvoir politique très important et a opéré une véritable révolution dans le monde halakhique que nous aborderons dans un prochain billet.

C'est tout ça qu'il faut avoir en tête pour mieux comprendre l'action du Rav Ovadia Yossef. Et au-delà, mieux comprendre l'évolution du monde juif en diaspora et en Israël.




mardi 6 mai 2008

Les Juifs et la photo

Ayant passé Pessah dans un Château qui disposait d'une abondante bibliothèque, je suis tombé par hasard sur un formidable "beau livre": Les 100 photos du siècle par Marie-Monique Robin.

Les photos les plus célèbres et les plus percutantes du siècle, reproduites, commentées et analysées. Et le plus souvent en rappelant comment la photo a été prise et dans quel contexte.

Au milieu du XXème siècle, la photographie était une discipline reine. La télévision n'avait pas encore fait sa percée domestique mais le journalisme avait besoin d'illustrer ses propos. Seule la photographie avait la capacité de le faire, surtout lors de cet événement historique inégalé que constitue la Seconde Guerre Mondiale.

Et qu'apprend-on au détour des pages de ce bouquin ? Que les Juifs ont pris une part essentielle au développement de la photographie.

D'abord, à travers la création de l'agence Magnum, cette agence faite par des photographes et pour des photographes, afin notamment de pouvoir conserver les droits d'auteur.
On connaît bien en France l'un des fondateurs puisqu'il s'agit d'Henri Cartier-Bresson. Mais on sait moins que le non-moins connu Robert Capa est en réalité un juif hongrois né à Budapest sous le nom de Endre Friedmann. Photographe de légende pour ses photos de la guerre d'Espagne ou du débarquement à Omaha Beach, Capa a aussi été un des fondateurs de l'agence Magnum.

Mais pour tous, le vrai "cerveau" de l'agence, c'était un autre des fondateurs: David Seymour.
Evidemment, ce n'est pas son vrai nom: né en 1911, David Szymin, dit Shim, est un Juif polonais dont les parents ont été assassinés par les Nazis. Alors que Capa était la vitrine extérieure de l'agence, Shim en était l'organisateur principal, l'homme de l'ombre qui a réussi l'extraordinaire développement de Magnum. Il est malheureusement mort en 1956, tué par les Egyptiens lors de la guerre de Suez.


Les photos victorieuses

Beaucoup d'autres photographes juifs ont marqué cette époque, mais l'anecdote la plus cocasse, c'est que deux des plus importantes photos de la Seconde guerre mondiale ont été prises par des Juifs.

Ces deux photos, ce sont celles qui consacrent la victoire des Alliés sur les ennemis de l'Axe.

La première, c'est celle qui représente la victoire américaine sur le Japon suite à la bataille d'Iwo Jima dont Clint Eastwood a récemment tiré un film.

Contrairement à ce qui a pu être dit, cette photo n'a pas été "organisée". Joe Rosenthal, l'auteur de la photo, a eu plus de chances que d'autres et a su se trouver au bon moment au bon endroit. Celui où enfin, après une bataille féroce qui laissa des traces indélébiles chez les soldats qui y ont participé, le drapeau américain allait flotter pour la première fois sur le territoire japonais.

L'autre photo, c'est bien évidemment celle qui représente le drapeau soviétique sur les ruines du Reichstag dans un Berlin vaincu.


Cette photo, en revanche, avait été préparée de longue date. Trois drapeaux avaient été confectionnés pour l'occasion avec des nappes et les soldats de la photo avaient été embarqués par Evgueni Kaldhei, l'auteur de la photo (un Juif ukrainien) pour obtenir un cliché parlant de la victoire. Après plusieurs tentatives, c'est cette photo qui arriva finalement sur les bureaux de l'agence TASS pour une diffusion mondiale....après retouche !
Car en effet, un des soldats présent à l'écran avait une montre à chaque poignet, ce qui laissait présager que le pillage était de rigueur dans l'armée rouge et que pour la propagande bolchévique, c'était pas terrible. Donc exit les montres avec le Photoshop de l'époque et voici la principale photo montrant la défaite de l'Allemagne nazie prise par un Juif, tout un symbole...

Rosenthal et Khaldhéi se sont rencontrés et ont devisé aimablement de cette étrange coïncidence. J'ai trouvé ça assez rigolo pour vous le faire partager. Comme quoi, même dans les "beaux livres" on peut apprendre des choses !