vendredi 18 avril 2008

La Halakha contre le Minhag ? (I)

C'est un sujet qui ne passionne pas tout le monde, mais qui a pourtant son intérêt si l'on veut comprendre une partie du monde juif actuel et notamment le monde juif séfarade.

Tout part d'un constat: il existe une sorte de décalage entre la pratique actuelle des juifs séfarades dits "orthodoxes" et la pratique des juifs disons pieux lorsqu'ils se trouvaient en Afrique du Nord.

Je ne parle pas ici de certains juifs plutôt assimilés qui allaient tranquillement à la plage avec un sandwich le dernier jour de Pessah quelques heures avant la fin de la fête, mais des juifs concernés, impliqués par la Halakha et ses obligations.

Quelques exemples:

- depuis quand les juifs du Maghreb portent-ils le costume noir et le Borsalino ?
- depuis quand les juifs d'Afrique du Nord suivent-ils la halakha de décisionnaires provenant de Bagdad ?

Ces deux questions recouvrent deux problématiques qui sont très emblématiques du bouleversement qu'a connu le judaïsme d'Afrique du Nord suite à sa disparition géographique, essentiellement due au départ massif des Juifs d'Algérie, de Tunisie et dans une moindre mesure du Maroc, vers d'autres contrées plus accueillantes comme la France, le Canada ou Israël.

Le première question (Séfarade et Borsalino) est abordée par un chercheur, Yaacov Loupo dans un livre audacieux: Métamorphoses ultra-orthodoxes chez les juifs du Maroc (ed. l'Harmattan).

Il décrit comment les juifs lituaniens, principalement après la guerre, vont "recruter" de façon massive des éléves marocains pour leur inculquer le mode d'étude et même de vie pratiqué avant la guerre en Europe de l'Est. Comment des jeunes marocains, "menacés" par la stratégie émancipatrice de l'Alliance Israélite Universelle, se sont fait récupérer par des militants de l'étude hors pair.

Ce que regrette Loupo, c'est deux choses. D'une part qu'ils n'aient pas pu s'ouvrir au monde occidental tel que le voulait l'AIU, ce qui est un regret peut-être critiquable au vu de conséquences parfois exagérément assimilationnistes provoqués par l'Alliance et sa rupture avec le monde de la Thora.


Mais aussi d'autre part, la perte de la "tradition" séfarade de manière générale, c'est-à-dire, la façon de vivre le judaïsme au quotidien, c'est à dire ce que la Tradition juive appelle le "minhag", la déclinaison au quotidien des principes de la Thora.

Et là, l'auteur fait mouche, d'autant qu'on peut également y ajouter un autre facteur que l'auteur ne mentionne pas: le militantisme loubavitch.

Que le mouvement Habad (Loubavitch) ait permis à des milliers de juifs séfarades de retrouver leur identité juive est indéniable. Mais elle s'est faite au prix d'une "conversion" au hassidisme faisant table rase des traditions millénaires séfarades. Nous parlons ici tant du "folklore" ( le msoki ou Seoudat Ytro chez les tunisiens) que de la halakha pure: les hassidim de Loubavitch suivent essentiellement le Kitzour Choulhan Aroukh du Rav Gansfried, énonçant parfois des halakhot très divergentes des décisionnaires séfarades classiques.

Cette "transformation" est fortement visible au sein de la communauté juive française, mais Yaakov Lupo cible plutôt les séfarades d'Israël qui, du fait de leur apprentissage dans des Yéchivot ashkénazes de tradition lituanienne, ont en fait suivi le même cheminement: récupération des traditions vestimentaires et adoption des normes halakhiques ashkénazes.

La vision de Kountras

Le journal Kountras a fait une recension du livre de Loupo: http://kountras.magic.fr/index.php?publid=163&articleno=17

Comme à son habitude, Kountras déploie un argumentaire relativement spécieux et surtout exempt de toute réflexion critique sur le monde orthodoxe d'un point de vue sociologique. Il faut entendre comme je l'ai entendu de mes propres oreilles le Rav Kahn, rédacteur en chef du journal, nier qu'il y ait le moindre problème sociologique de femmes battues ou de problèmes de couple au sein des milieux orthodoxes pour se faire une idée des oeillères idéologiques que le journal possède, malgré la grande qualité de fond de certains articles.

Pourquoi l'article est-il spécieux ?

- Parce qu'il assimile "modernité" à l'utilisation du gaz, de l'électricité et du réfrigérateur. La modernité c'est autre chose. C'est l'autonomie individuelle dans la recherche d'un épanouissement personnel, c'est la possibilité d'avoir accès à des oeuvres profanes et/ou critiques, c'est l'insertion dans des structures éducatives "profanes" permettant d'apprendre un métier, etc... Tout cela peut faire débat (est-ce bon ou mauvais pour la continuité du judaïsme), mais Kountras n'en parle pas...

- Parce qu'il tente de faire penser que la démarche des "lituaniens" n'est en fait qu'un moyen de faire revenir ces jeunes séfarades aux sources de leur "vraie" tradition, étant donné les échanges nombreux entre maîtres des mondes ashkénazes et séfarades. Par cet argument, Kountras souscrit à la thèse que la Thora est un absolu et que les minhagim, les traditions propres à chaque communauté ne sont que du folklore sympathique mais superficiel et superflu.

Cela est d'autant plus dommageable que certains arguments de l'article sont tout à fait recevables: les initiateurs de ce mouvement étaient de bonne foi, il s'agissait d'une lutte importante pour la vitalité du judaïsme parmi ces populations, notamment contre les tendances assimiliationnistes et que finalement de deux maux il faut bien choisir le moindre...

Une approche contestable

Par ailleurs, le livre de Loupo est critiquable à bien des égards. D'abord sur la forme, le livre est très mal foutu: fautes d'orthographe, mise en page archaïque, typographie digne d'un polycopié des années 60...
Sur le fond, Loupo écrit un livre à charge. Que veut dire d'un point de vue académique le mot  "intégriste" ? 
Car c'est bien le mot qu'il emploie plusieurs fois pour nommer les rabbanim responsables des écoles religieuses au Maroc. Son aversion pour ces personnes dans son livre est palpable, ce qui nuit fortement à la qualité de la démonstration. D'autant que leur point de vue n'apparaît pas autrement que dans les pré-supposés que Loupo leur confère. Pas vraiment de défense, alors que leur position, comme je le dis plus haut, est susceptible d'être défendu plus que valablement.

Bref, dommage en définitive que ce livre soit abordé avec un  a priori anticlérical à l'opposé de ce que doit être un véritable travail universitaire.

Ceci dit, la question de la valeur du Minhag reste et se trouve être également centrale dans la deuxième question: "depuis quand les séfarades d'Afrique du Nord suivent-ils des décisionnaires venant de Bagdad ?"

Cette question, elle est directement liée à un phénomène appelé Ovadia Yossef. Et fera l'objet d'un prochain billet entièrement dédié à ce Maître souvent controversé, mais bien plus complexe qu'il n'y paraît...(ça s'appelle du Teasing ;-))

En attendant bonnes fêtes de Pessah ! 

5 commentaires:

Anonyme a dit…

Pashut, excellent !

Anonyme a dit…

Le teasing est meilleur lorsqu'il ne dure pas trop longtemps, j'ai hâte de vous lire !!!

Anonyme a dit…

a quand l'article sur Rav Ovadia Yossef?
on l'attend!

Frison a dit…

Il est arrivé ! (la première partie ;-))

Anonyme a dit…

Franchement, je trouve que se poser la question sur les minhaguim est vraiment essentiel (une idée importante n'a pas été soulevée, est-ce que les minhaquim ont un role paliatif à la Halah'a, ou peuvent-ils etre même contraire: minhag, meme lettres qui composent le mot guehinam! d'où la vigilance quant l'adoption d'un minhag).
Cependant, un élément de base manque à cet article, tout d'abord les DEFINITIONS, qu'appelez-vous minhag!? Le minhag, semble au regard de cet article se confondre avec une tenue vestimentaire, ce qui n'est en aucun cas le cas!
Le minhag n'est pas une coutume vestimentaire !
Deuxième point: Si l'on admet l'hypothèse que le minhag serait une coutume vestimentaire, les sfaradim du 14 ou même du 16è ne serait pas sfarade pour vous, car il n'était pas en djelaba !
Troisième point de fond: Concernant l'article de Kountrass, un périodique, qui je vous l'accorde manque de teneur, qui se borne à se limiter à un conflit religieux dépassé, encore une fois il y a un problème de définition, MODERNITE, la modernité n'est pas les droits de l'homme, ou le satellite ! Les droits de l'homme... datent de 1789, et oui sa date ! D'ou le problème de définition.
Sur ceux Chabat Chalom ;)