mercredi 28 février 2007

Tetsavé - La forme ou le fond

Comment une description vestimentaire peut-elle nous enseigner des éléments de pédagogie ?
C'est une des réalités de cette Paracha.

Avec Tetsavé, on continue notre parcours dans l'édification du Michkane, de ses ustensiles principaux, mais aussi et surtout de la description des habits du Cohen Gadol ("le Grand Prêtre", le Grand Manitou, quoi...).

On sait que les cohen "standards" avaient 4 habits dans leur uniforme, alors que le Cohen Gadol en avait 8. Mais dans ces uniformes bien spéciaux, il y a 2 choses très étonnantes.

D'abord, on nous dit que les Cohen, les "Gardiens du Temple" devaient servir "Pour l'honneur et la Gloire de D.ieu". En termes halachiques, cela veut dire que les habits des Cohanim devaient toujours être parfaitement "nickel". Bien repassés, pas une tâche, lavés avec Mir Couleur, etc..

C'est étonnant car cette notion s'appelle "Hidour Mitzva", l'embellissement de la Mitzva. En résumé, à Soukot on fait la Mitzva avec un Etrog, mais c'est mieux de le faire avec un "beau" Etrog, qui va au-delà de ce qui est requis au minimum. D'où le défilé très pittoresque à Méa Chéarim à Jérusalem, de centaines de Juifs auscultant avec une loupe les moindres aspérités des Etrog vendus par la cohorte de distributeurs spécialisés.
Pareil avec les Téfilines: je connaissais un enseignant (un peu spécial certes) qui nous disait toutes les semaines: "Mes tef, elles valent 10 briques !". En gros, il avait des téfilines de compétition, qui étaient largement suffisantes pour la Mitzva, mais lui voulait "l'embellir" un maximum.
Sauf que cette notion de "Hidur Mitzva" est facultative au niveau halachique: tout le monde n'est pas obligé d'acheter un Etrog à 5000 Euros ou des Téf à 10 briques !
Eh bien, pour les habits du Cohen, la première bizarrerie, c'est que le fait que les habits soient au top du top était une obligation qui pouvait même rendre le Cohen passible de mort s'il arrivait au Temple fringué comme Columbo...
La 2ème anomalie, plus connue, c'est que les habits du Cohen étaient constitués de Lin et de Laine. Alors que c'est théoriquement complètement interdit pour des habits "normaux" ! C'est l'interdiction du Chaatnez. Mais le mélange du Lin et de la Laine n'était pas seulement permis pour les habits du Cohen, il était obligatoire !!

Pourquoi ces 2 anomalies ? Le Rav Nevinsahl, le Rav de la vieille ville de Jérusalem, a une très belle réponse qui parle particulièrement aux éducateurs en général et aux éducateurs juifs en particulier.

L'obligation de Hidour Mitzva est compréhensible dans le cas du Temple: les Cohen n'ont pas de souci matériel, ils servent dans le Temple qui est la demeure de D-ieu sur terre. A cet effet, ils n'ont pas d'excuses du style "c'est trop cher pour moi, j'ai pas le temps, etc..." que l'on pourrait trouver légitime dans une vie "normale". Un chef du protocole ne peut pas laisser passer la moindre erreur dans une manifestation officielle: il est garant de la splendeur de l'Etat. Pareil pour les Cohen: ils doivent être irréprochables dans leur service. L'embellissement de la Mitzva est donc obligatoire.

Et pour le Lin et la Laine ?
Essayons de voir d'où vient cette interdiction. Il s'agit d'une loi qui est considérée comme n'ayant pas d'explication rationnelle. Pourtant, le Zohar rattache cette interdiction au premier meurtre: celui de Abel par son frère Caïn. Caïn avait offert à D-ieu un sacrifice fait de Lin, issue de l'agriculture, alors qu'Abel avait offert de la Laine issue de son troupeau. C'est suite à l'agrément par D-ieu du sacrifice d'Abel et le rejet de celui de Caïn que le premier meurtre survient. En souvenir de ce premier meurtre, l'interdiction de mélanger le Lin et la Laine a été promulguée...
Mais si tout vient de là, quel est le problème de Caïn ? Pourquoi D.ieu n'a-t-il pas agréé l'offrande de Caïn ?

Le Ramhal (Rabbi Moché Hayim Luzzato) dans son oeuvre magistrale, le Mesilat Yecharim répond: on connaît tous la différence entre le fond et la forme. Entre le nomen et le phénomène dirons-nous en philosophie.
Et Caïn était certain que ce qui prévalait était le fond. Faire l'offrande à D.ieu. Même si je prends ce qui me passe sous la main, du moment que je fais une offrande, tout va bien, j'ai accompli mon devoir. C'est ce que pensait Caïn. D.ieu le détrompe en rejetant son offrande: oui c'est important de remplir ton devoir. Mais c'est également très important d'y mettre les formes, d'être méticuleux dans l'observance de cette Mitzva, de la rendre belle: c'est ce que tu n'as pas su faire Caïn.
Caïn ne saisit pas l'importance de la forme. Et c'est cette incompréhension qui génère le premier meurtre de l'histoire.

La réparation (le Tikoun) de cette incompréhension, c'est l'obligation pour les Cohen d'embellir la Mitzva lorsqu'ils s'habillent. Pas de Mitzva à la va-vite: les Cohen doivent être extrêmement méticuleux et au "Top du Top" s'ils veulent réparer la faute de Caïn.
On comprend mieux l'obligation de porter du Chaatnez: si on a compris que mettre les formes était obligatoire et que rendre un Mitzva "belle" était impératif, alors il n'y a plus besoin d'en référer aux conséquences des actes de Caïn. Plus besoin d'en référer au premier meurtre puisque celui-ci n'aurait jamais eu lieu...
Le Lin et la Laine peuvent donc enfin se réconcilier.

Alors que les Juifs fêtent Chabbat toutes les semaines, le signe est très fort. On peut en effet fêter Chabbat de 2 façons:

- appliquer à la lettre les Mitzvot de chabbat, dormir, faire un office vite-fait, de la bouffe dégueu et une longue sieste le samedi après-midi. Ca c'est appliquer le fond du Chabbat

ou bien...

- appliquer à la lettre les Mitzvot de chabbat (ça c'est le fond obligatoire ;-)), décorer la maison, innover dans la disposition des tables, du menu des repas de Chabbat, promouvoir un office vivant, chantant et différent de la semaine, chanter et encore chanter, organiser des activités qui stimulent l'intellect et le physique, sortir de l'ordinaire à tous les niveaux !

C'est toute la différence entre une Mitzva "nue" et une Mitzva "embellie".
Chabbat Tetsavé, c'est le Chabbat du "Hidour Mitzva" !!

mercredi 21 février 2007

Terouma - A l'homme de jouer !

Térouma marque un vrai tournant dans le livre de Chémot (l'Exode) qui va nous permettre de prendre un peu de recul sur les événements passés jusqu'ici.

Pour être clair, si vous arrivez à Hollywood avec un scénario sur Joseph, ses frères, les trahisons, les tentations, la vie en Egypte, les 10 plaies, la mer qui s'ouvre, etc... vous êtes sûrs de trouver du boulot. L'histoire est pas mal, elle rebondit, et en plus il y a des effets spéciaux.
En revanche, je ne vous conseille pas de vous pointer avec un scénario issu de Térouma: c'est chiant à en mourir ! Que des descriptions d'ustensiles utilisés dans le Michkan (le mini-temple qu'ils avaient dans le désert), la Ménora, l'Arche (perdue), combien de hauteur, combien de largeur, en quel matériau, etc, etc...un vrai catalogue Leroy Merlin !
Imaginez: une paracha pour raconter le déluge et la tour de Babel, et cinq parachyot pour parler du Temple et de ses ustensiles ! Il faut donc bien que ce Temple soit important ! Et c'est vrai que lorsqu'on commence à étudier un peu ces passages là, c'est un vrai régal.

Mais la question subsiste: qu'est-ce qui est si important dans le Temple pour qu'on nous bassine avec ça pendant de nombreuses minutes à la synagogue ? (voire de nombreuses heures si vous êtes dans une synagogue marocaine et voire de nombreuses journées si vous êtes dans une synagogue meknassi).

Commençons par le commencement. Dieu crée le monde et comme le dit Manitou: "il le rend habitable pour l'homme". Le 7ème jour, le monde est stable, Dieu peut se retirer. Et comme le disent tous les Juifs du monde le vendredi soir au Kiddouch:"Et D-ieu bénit le 7ème jour et le sanctifia, car c'est en lui qu'il cessa toute l'oeuvre qu'il avait créé pour l'accomplir".
L'histoire de l'homme peut donc commencer le 7ème jour: D-ieu se retire, l'homme peut débarquer sur terre. Cependant, l'homme a encore besoin d'être guidé: il peut vivre, certes, mais pour quoi faire !?

Le Netziv de Volojine (Rabbi Naphtali Tzvi Yehouda Berlin, un des maîtres du Rav Kook) répond à cette question en posant une autre question (c'était un vrai Juif). Il rappelle que le livre de Chémot (l'Exode) est appelé dans la tradition "Houmach Chéni": le 2ème "livre".
Pourquoi ? Car il est COMPLETEMENT lié au premier: l'homme a été créé dans un seul but, celui de recevoir la Thora. Tous les épisodes du livre de la Genèse n'étaient utiles que pour arriver au don de la Thora symbolisé par les Parachyot de Yitro et de Michpatim.

On comprend déjà mieux: après Michpatim, l'homme devient vraiment "indépendant". Il pouvait depuis le 7ème jour vivre dans une nature stable. Il sait désormais pourquoi il est sur terre. Il n'a plus besoin de D-ieu en tant qu'intervention divine.Ce n'est qu'à ce moment là que D-ieu peut dire dans notre Paracha: "Et il me feront un sanctuaire et je résiderai parmi eux".

Notez bien que D-ieu ne dit pas "je résiderai dans le sanctuaire", il a déjà un 5* Palace qui vaut bien mieux qu'un petit motel dans le désert. Non, D-ieu résidera dans l'homme: ce sanctuaire est créé pour l'homme. L'homme doit désormais accomplir sa mission qui est de faire descendre sur terre le divin...et ce sans l'aide de D-ieu ! Le Temple, c'est un moyen formidable pour l'homme de préparer le monde pour D-ieu, comme Lui-même l'a préparé pour nous auparavant ! Le Temple, c'est le lieu de rencontre entre l'homme et D-ieu: c'est le but ultime de la création, voilà pourquoi il est si important ! Mais contrairement à ce que l'on croit, construire une demeure de ce genre n'est pas facile...

Il y a en effet 2 démarches qu'il faut arriver à concilier:
- oublier D-ieu et vivre ce monde pour les hommes et le rendre habitable pour l'homme
- ne penser qu'à D-ieu et donc tomber dans un absolu complètement coupé des réalités de ce monde.

Le Temple, c'est le lieu par excellence où l'on accueille D-ieu, mais tout en gardant une distance vis-à-vis de lui pour rappeler que nous sommes sur terre. Concilier ces 2 exigences de manière pérenne, c'est ça qui s'appelle...le Messianisme.
Et ce n'est pas pour rien que le jour d'inauguration du Temple est appelé par la Thora "le 8ème jour", autrement dit l'ère messianique. Toute la vie d'un Juif est destinée à vivre l'ère messianique.

Je vous encourage vraiment à approfondir les textes apparemment horriblement lourdingues de cette Paracha avec cette idée, ça permet notamment de répondre à beaucoup de questions telles:
- Les Chérubins se tenaient-ils l'un en face de l'autre ou bien regardaient-ils ensemble dans la même direction ?
- Pourquoi un rideau était nécessaire dans le Temple devant le Saint des Saints ?
- Pourquoi les lumières de la Menora penchait vers la lumière centrale qui elle-même se dirigeait vers le Saint des Saints ?
- Pourquoi place-t-on la Ménora en face de la Table prévue pour les pains ?
- A-t-on le droit de consommer un oeuf pondu pendant Yom Tov ? etc, etc,...

samedi 17 février 2007

La parole et l'écrit II de Manitou (Rav Léon Yehouda Ashkénazi)

La parole et l'écrit II est le deuxième volume d'une anthologie consacrée à Manitou. Rappelons que Manitou, nom de totem scout de Léon Ashkénazi, a été avec Lévinas et André Neher, un des hérauts du renouveau de la pensée juive d'après-guerre.

Entre autre choses, il a été un des piliers de l'école des cadres d'Orsay, créé par le fondateur des Eclaireuses Eclaireurs Israélites de France, Robert Gamzon. Il a été à l'origine d'une pensée féconde qui réussissait à donner un sens nouveau aux études juives, prenant en compte la modernité d'après-guerre, l'authenticité de l'étude de texte et l'inclusion de l'histoire juive dans le monde, ce qu'il appelait historiosophie.


Le Tome 1 de La Parole et L'Ecrit, sous-titré La Tradition juive aujourd'hui, est un livre à absolument posséder. Mis en musique par Marcel Goldmann, cette ouvrage réussit, à travers articles et interventions de Manitou, à mettre en cohérence une pensée extrêmement riche, essentiellement orale mais dont la puissance se retrouve dans cette compilation fort bien agencée.


Le Tome 2 de La Parole et l'Ecrit, sous-titré Penser la vie juive aujourd'hui, est d'un tout autre ordre. Et malheureusement, le statut d'icône que revêt aujourd'hui Manitou dans la Communauté juive a empêché les critiques habituelles d'en faire un recensement honnête, c'est-à-dire d'en pointer les incohérences, voire les outrances.

D’abord, je retrouve en lisant ce livre le même malaise qui me prenait lorsque j’ai entendu parler de Manitou pour la première fois au début des années 90. Je n’étais pas encore aux EI, son nom parcourait les revues juives et je trouvais ses positions politiques pour le moins très surprenantes notamment par leur véhémence et le lien qu’il faisait avec les textes.

Ensuite, j’ai appris à découvrir Manitou par ses textes, sa pensée, …et cette première impression avait disparu. Et voilà qu’elle revient à toute vitesse. Quel est le problème ?

D'abord, les petites piques incendiaires. Pour quelqu'un qui prône l’unité du peuple et la Ahavat Israël (l'amour du peuple juif), c’est quand même très surprenant. Il y a une pique contre des proches, comme par exemple pour le Rav Tau (promoteur d'une scission avec Merkaz Harav, l'institution de son maître Rav Tzvi Yehouda Kook, pour créer une Yéchiva concurrente, Har Hamor) dans la réponse à David Catarivas.

Mais pour être très clair, il y a des piques pour tous ceux qui ne pensent pas comme lui : les haredim, les rabbanim de France, Yeshayahou Leibowitz, la Yeshiva University, les Loubavitch, etc, etc…

A croire que les seuls qu’il aime bien (outre les sionistes-religieux tendances Merkaz Harav hors Rav Tau), ce sont les hilonim, les israéliens "laïques". Bah oui, ils ont une place théologique dans les thèses du Rav Kook (ils ont créé l’Etat) mais ne vont pas faire de concurrence au « pouvoir religieux » : un jour ou l’autre, ils arriveront bien au chemin de la Thora. En attendant, pas la peine de leur gueuler dessus.


Et ça m’a fait penser à un fabuleux article d’Aviezer Ravitsky (paru dans Pardess) qui disait que bizarrement, les Hilonime arrivaient beaucoup mieux à s’entendre avec les haredim (juifs ultra-orthodoxes pour aller vite) pour lesquels au moins c’est clair (ce sont des impies, des hérétiques, qu’il faudrait limite brûler s’ils ne font pas téchouva) qu’avec les sionistes-religieux avec lesquels la relation est plus ambiguë…

Sur les gens qu’il « déteste » (je ne sais pas si le mot est approprié, mais honnêtement c’est ce qu’on ressent en le lisant) :

- Les Haredim non/anti-sionistes pour des raisons évidentes. Mais de là à les assimiler au « Erev Rav », ce concept biblique parlant des égyptiens s'étant enfui avec les Juifs pour de purs raisons d'intérêt et qui ont finalement entraîné le peuple dans la faute du veau d'or !!!!!!
Bien entendu, j'ai relu et relu ce texte pour être certain de ce que j'y comprenais. Mais non, pas d'ambiguité: il compare nettement les orthodoxes non sionistes avec le Erev Rav que Moïse a embarqué avec les Juifs. Le Hazon Ich, un des plus grands maîtres de la génération, c’est le Erev Rav… on croit rêver…
- Sur Leibowitz : cité 2 fois explicitement et de nombreuses fois implicitement. Evidemment ça je peux comprendre. Il peut pas comparer Leibowitz à un Hiloni, Leibowitz est orthodoxe. Il peut pas le comparer aux anti-sionistes, il est sioniste et ce, bien avant Manitou. Simplement, il n’accorde pas de valeur religieuse à l’Etat, donc il est dangereux, donc à combattre. D’où l’insulte suprême : « Saducéen ». Et un once de mauvaise foi (« Leibowitz n’a pas étudié la morale juive »). Donc pas de vrai argumentation. Le mépris.
- La Yeshiva University, le coeur de la néo-orthodoxie américaine. Ca c’est énorme. Dans un de ces textes période pré-67, il dit que la Galout (l'exil) de Babel est à l’origine du format qu’ont connu toutes les autres communautés Juives dans le monde. Evidemment, c’est difficile de passer Babel sous silence, c’est principalement le Talmud Babli qui fait ce qu’ont été et ce que sont les Juifs aujourd’hui après 2000 ans de Galout. Et le Talmud Babli a pris le pas sur le Talmud Yeroushalmi alors que celui-ci venait de la Terre d’Israël.

Et puis dans un texte plus récent, il s’en sort par ce qui m’apparaît comme une pirouette : il existe 2 sortes de Galout Babel et Alexandrie. Alexandrie, c’est la Galout déjà impregnée de Grec et qui est vouée à disparaître. Et Babel, c’est une exception, c’est une Galout encore au format hébraïque, puisqu’on y parlait araméen. Et puis, ensuite, un peu insidieusement, il se demande si la Yeshiva University, ce n’est pas la Galout d’Alexandrie puisqu’on y parle et on pense en anglais ! Ou en d’autres termes, toutes les autres Galout après Bavel, sont des « mauvaises galout », et hop 1600 ans de vie juive aux oubliettes !

Et c’est effectivement ça qui dérange le plus : on comprend bien son idée de « redevenir Hébreu ». Mais l’impression que donne Manitou, c'est qu'il cherche à redevenir hébreu en occultant toute la partie « juive » post-destruction du Temple. 2000 ans de production de textes, de lois, de vie à travers les nations qui n’ont servi à rien ? A vrai dire, je crois avoir compris que c’est ce dernier point qui était important : le fait d’avoir vécu pendant 2000 ans au milieu des nations afin de s’inspirer de leur génie propre est fondamental pour la constitution de la nouvelle « hébraïcité ».

Mais quand même, très très peu de références à la Halacha dans tout le bouquin. Loin de moi l’idée de penser que Manitou était libéral ou Sabatéen, mais pour moi, la Loi est quand même la grande absente de ce bouquin. Elle fait certes partie d'un triptyque: Thora, Peuple, Terre (qui remplace d’ailleurs un autre triptyque d’un texte de 1948 : Dieu, Thora, Peuple, l’évolution est criante: on remplace allègrement Dieu par la Terre), mais quid des problématiques sur « comment faire appliquer la loi chez les Hilonim ? ». Peu de mots là-dessus.

Ou bien si : un passage où il considère que les batailles du peuple et de la Loi ont déjà été gagnées et qu’il faut maintenant gagner la bataille de la terre. Est-il sérieux ? Hors de la bataille de la terre qui aujourd’hui produit de l’unité en Israël, croit-il vraiment que l’unité du peuple est acquise et que la place de la Thora est celle qui devrait être la sienne en Israël ?

Ensuite ses options politiques. Bon, on les connaît, même si aujourd'hui il est de bon ton de mettre un pudique couvercle sur les 10 dernières années de sa vie. Mais au détour d’un article, il dit : « je ne suis ni pour le transfert, ni pour rendre les territoires ». OK. On a donc compris qu’il était pour une domination “éternelle” des Juifs sur les Arabes en terre d’Israël, bref un statut de dhimmi avec une mini-autorité municipale.
Mais comment arrive-t-il à cette position après son magnifique développement sur Babel (qui est le point de départ de la diaspora des nations), tout de suite suivie dans la Thora par l’épisode des Malkhouyot, des Empires. Conclusion de Manitou : dès qu’une nation s’affirme sur terre, elle ne peut s’empêcher de tomber dans son travers qu’est l’impérialisme : on l’a vu avec la Grèce, avec Rome ou avec l’Islam.
Le fait de vouloir réétablir une nation juive en Israël ne doit-il pas s’accompagner d’une vigilance extrême avec le risque d’impérialisme et de tomber dans le « travers des Malkhouyot » ?

Plus bizarre encore, toujours dans la réponse à David Catarivas : il dit que les déclarations des sionistes-religieux ne sont pas des psakei halacha et là il invente un nouveau concept, "les prises de position nationales hébraïques au nom de la Thora" (p.221). Je pensais qu’il y avait 2 modalités pour guider un peuple : la prophétie et la halacha. En l’absence de la première, on se fonde sur la deuxième. Sinon, ce ne sont que des paroles de politicards idéologues ! Et c’est d’ailleurs ensuite ce qu’il reproche de façon à peine voilée au Rav Tau: "rabbins soi-disant sionistes à l'origine, qui prétendent couper le peuple d'Israël de sa terre pour des raisons d'idéologie et non de connaissances honnêtes de leur propre Thora".

Bref, pour moi ça relève plus de la polémique politicienne de bas étage que d’une vraie réflexion halachique sur le sujet (d’autant qu’à un moment donné il parle de l’attachement à la Médina que nous a inculqué le rav Kook, sans préciser qu’il s’agit du 2ème, le fils, ce qui aurait été intellectuellement plus honnête).

Pour finir, je n’ai pas l’impression que l’assassinat de Rabin l’ait troublé en quoique ce soit dans se réflexion. Sans tomber dans le pathos, je pense quand même que c’est un événement central dans la vie d’Israël et du peuple Juif et qu’un Hechbon nefech (une profonde analyse intérieure) sur le sujet est indispensable, quel que soit l’endroit du peuple juif duquel on parle. Mais là, il ne le cite qu’une fois en passant, comme si c’était un épiphénomène… A sa décharge, il faut dire que cela s’est passé alors qu’il était déjà très malade et peu à même de réagir.

A la limite, plus que les idées que Manitou déploie, c’est le ton qu’il emploie qui m’attriste le plus. On le trouve aigri, ronchon, véhément et ça met franchement très mal à l’aise pour quelqu’un qui a toujours lutté pour l’unité du peuple et le respect de chacun.
Evidemment, un livre comme celui-là mène forcément à voir Manitou selon un angle particulier qui est celui de ses textes, qui sont eux-mêmes les problématiques principales auxquelles il a réfléchi.
Qu’en pensent les personnes qui l’ont côtoyé au quotidien ? Ont-ils ressenti cette évolution de Manitou ? A-t-il été toujours égal à lui-même ? Certains textes avaient-ils vraiment leur place dans cette anthologie s’ils ne représentaient qu’une « saute d’humeur » ?

Personnellement, je répondrais "non" à cette dernière question. Mais ça ne m'empêchera pas de conserver la part la plus intéressante de l'oeuvre de Manitou, celle où il redonne sa noblesse à une pensée authentique, dénuée de ses apories ou de ses facilités théologiques.

Celle qui permet de vivre un judaïsme authentique et engagé.

lundi 12 février 2007

Michpatim - L'oreille cassée

Pour tous les internautes qui font du droit, pas de doute, leur Paracha favorite c'est Michpatim.

Cette paracha est en effet celle qui édicte les lois les plus concrètes relatives au droit commercial, celles à appliquer en cas de dommage causé à autrui, la fameuse maxime toujours évoquée et jamais comprise "Oeil pour oeil, Dent pour dent", les lois du Lachone Hara, les lois sur le vol, etc, etc...

Bref, toutes les lois qui concernent les relations avec autrui.Remarquez bien que la Paracha commence par "Veele Hamichpatim" (ET voici les lois).
Ce ET crée un lien évident avec la paracha précédente contenant les 10 commandements.C'est très important car cela confirme ce que l'on disait la semaine dernière: les lois très terre à terre régissant des choses de tous les jours sont complètement liées aux 10 commandements et procèdent d'une même démarche: le service de D-ieu.

Moi je veux bien que la Thora devienne soudain humaniste: enfin, on s'occupe des opprimés, des pauvres et des relations interpersonnelles ! Mais enfin, on se serait donc attendu à ce que la première phrase de la Paracha soit: "Tu n'affligeras aucune veuve ni aucun orphelin" (qui arrive beaucoup plus loin, chapitre 22, verset 21). Ca tape: la Thora défenseur de la veuve et de l'orphelin !

Et pourtant, cette Paracha commence avec une loi bizarroïde.
Un "esclave" (je mets entre guillemets parce qu'un esclave dans la Thora, il a presque inventé le Club Med avant l'heure...) doit être libéré de son maître au bout de la 6ème année. Mais s'il ne veut pas être libéré, alors son maître lui perce l'oreille près de la porte et hop ! il devient esclave à jamais.De là à dire que les adeptes du piercing sont esclaves de la mode pour toujours, il n'y a qu'un pas que je ne franchirai pas (aujourd'hui).

Toujours est-il que ce rite de l'oreille est étrange. Le Talmud (Kidouchin 22b) nous donne une première explication: "L'oreille qui a entendu de D-ieu "vous serez mes esclaves" et qui choisit finalement d'être l'esclave de quelqu'un d'autre alors qu'il pourrait être libéré, mérite une punition".
On comprend le Talmud: être libre, c'est prendre ses responsabilités. C'est ce que D-ieu veut. Etre esclave c'est s'en remettre à une volonté extérieure et ne pas assumer complètement ses actes. Il y a un manquement qui mérite sanction. OK.

Mais le Sefat Emet (le Rabbi de Gour, dont Catherine Chalier a traduit et commenté des passages extrêmement riches dans un ouvrage appelé La langue de la vérité) s'étonne: pourquoi l'oreille ?!
C'est pas l'oreille qui est en cause, c'est le cerveau ! Il a très bien entendu ce qu'on lui a dit :"Ne sois pas esclave". Mais son problème, c'est que son cerveau lui dit: "reste tranquille, t'es logé, nourri, pas de soucis, tu reçois les alloc, bouge pas !".
La pauvre oreille...elle a rien fait la pauvre...C'est justement ce que le Sefat Emet répond: l'oreille n'a rien fait, l'injonction est restée au bord de l'oreille. Elle (l'injonction) n'a pas réussi à être intériorisée. Elle (l'oreille) n'a pas réussi à transmettre ce qu'elle a écouté au cerveau.

Un rabbin disait une fois que lorsqu'il faisait parfois des sermons un peu moralisateurs et mettant en cause le comportement de la communauté, il avait un peu peur que les fidèles ne se vexent. Et pourtant..., ils étaient toujours très zen, et on en trouvait toujours un pour dire: "Mr le Rabbin, c'est formidable ce que vous avez dit. Il est fort dommage que les personnes concernées n'étaient pas là aujourd'hui pour l'entendre !". Et le pauvre rabbin qui avait envie de lui crier: "Mais ça s'applique aussi à vous !!!"

L'étude de la Thora parle évidemment des relations avec autrui. Mais le grand risque, et un des reproches fait parfois au monde religieux, c'est que ces injonctions ne sont pas intériorisées. Qu'elles ne se traduisent pas réellement en actes. J'ai souvent vu des animateurs de mouvements de jeunesse extraordinaires "sur le papier". C'est à dire qu'ils étaient capables à 100% d'expliquer en stage de formation dans des salles de classe ce qu'est un animateur idéal. En bref, de vrais fayots à qui on donnerait un camp de vacances sans concessions. Et pourtant sur le terrain, c'est la cata. Pourquoi ? Parce qu'ils n'ont pas réussi à intérioriser le discours pour le transformer en actes concrets.

C'est ça que veut nous rappeler Michpatim: les 10 commandements c'est beau, mais il faut réussir à se les approprier pour en tirer des conclusions pratiques au niveau de notre relation avec autrui. Ce n'est pas pour rien que le Yarzheit (l'anniversaire de la mort), on dirait aujourd'hui la Hiloula ;-)), de Rav Israël Salanter a toujours lieu Parachat Michpatim.

Rav Israël Salanter est le créateur du mouvement du Moussar, de l'Ethique. Il mettait justement l'accent sur le comportement irréprochable que la Thora nous demande lors de notre rapport à l'autre. Juste avant Kippour, tous ses élèves vinrent le voir:

- "Maître, maître: comment devons nous préparer pour ce jour redoutable ? Doit-on prier avec plus d'intensité ? A quoi doit-on penser durant la prière ? Comment atteindre les niveaux supérieurs ?"

Il commença à répondre:
- "Quand vous mettrez votre Talit le soir de Kol Nidrei..."

Et là tous les élèves étaient suspendus aux lèvres du Grand de la Génération..

- "Faites attention en enroulant le Talit de ne pas faire valser vos tsisits sur le visage des personnes autour de vous..."

C'est d'abord ça qui est important: comment voulez-vous obtenir le pardon de D-ieu en ce jour si vous n'arrivez toujours pas à faire attention aux autres malgré vos longues heures d'étude ?

Telle est la leçon de Rav Israël Salanter, qui doit retentir plus fort encore pour nous, qui n'avons pas la chance d'avoir derrière nous de longues heures d'études....

mardi 6 février 2007

Yitro - La spécificité du judaïsme

Yitro, c'est l'histoire d'un mec qui aurait du demander des droits d'auteur.


C'est dans la paracha portant son nom que se trouve un bijou de l'humanité, ayant donné lieu à de nombreux commentaires, discussions, bouquins, films, comédies musicales, etc...et à ma connaissance, il a pas touché un rond.


Vous l'avez compris, Yitro, c'est le nom de la paracha dans laquelle se trouve consignée pour la 1ère fois (sur 2), ce que l'on a coutume d'appeler "Les 10 commandements".


Remarquez que (ça devient une habitude), l'hébreu ne dit absolument pas ça: "Asseret Hadiberot" veut dire "les 10 paroles". Pourquoi le terme a été transformé en français, c'est une autre histoire, mais toujours est-il que ces "10 commandements" semblent tenir une place à part dans la vie de l'humanité.


Ca y est, enfin ! L'homme se structure et pose les conditions de la vie en société: Ne tue pas, ne vole pas, ne convoite pas les biens de ton prochain, honore ton père et ta mère, etc...Les 10 commandements, c'est le début de l'homme civilisé: avant il n'était qu'un barbare sans foi ni loi.


Et c'est grâce aux juifs que s'est transmis cette sagesse millénaire, ancêtre de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen ! Les 10 commandements, le début de la morale !



C'est beau non ?


C'est tellement beau que beaucoup de juifs (et même parfois des intellectuels) reprennent ces 10 commandements pour démontrer comment le judaisme a introduit l'idée de justice et de respect de l'homme dans l'histoire de l'humanité.


Sauf que...c'est complètement faux !!


Croyez-vous vraiment que le monde a attendu les juifs avant de savoir qu'il ne fallait pas tuer ? qu'il fallait respecter ses parents ? qu'il ne fallait pas commettre de rapt (puisque telle est la véritable signification du "Tu ne voleras pas") ?


Les archéologues et les juristes vous parleront avec passion du code d'Hammourabi, code impressionnant de lois ayant trait au vol, aux peines, à la femme, à la famille, aux domaines royaux, etc... paru environ 150 ans avant nos fameux 10 commandements...

Preuve en est que l'équité et la justice n'ont pas attendu les juifs pour exister (contrairement à la Physique Quantique et à la Relativité par exemple...;-))


Alors quoi, cet évènement serait-il si insignifiant ? Evidemment non.


Nous allons essayer de comprendre pourquoi grâce à une explication du Rav J.D Soloveitchik.



Celui-ci était le leader du courant néo-orthodoxe aux Etats-Unis, prônant une orthodoxie sans faille associée à une ouverture et une intégration active à la modernité. Ce courant est notamment représenté par la Yeshiva University, structure universitaire intégrant à la fois des études de haut niveau talmudiques et des études supérieures "profanes" (finance, gestion, médecine,...).


Le Rav Soloveitchik ramène le commentaire du midrach disant que les 10 paroles ont été dites par D-ieu en 1 seule fois. D'un coup. Et du même coup, de manière incompréhensible.



Les paroles ont donc ensuite été découpées et dites 1 par 1 par Moïse (puisque lui, on l'a déjà dit, savait se faire comprendre...)



Question du Rav Y.D Soloveitchik: Pourquoi avoir tout dit en 1 seule fois si c'était complètement incompréhensible pour l'ensemble du peuple ? La réponse est extraordinaire et a de nombreux impacts sur la façon de voir le judaisme et la foi qu'elle implique: Les paroles ont été dites en une seule fois pour bien montrer qu'elles relevaient d'une même logique: Les 10 commandements font partie d'une loi ordonnée par D-ieu.


On aurait pu croire, et certains font cette distinction, qu'on ne doit pas tuer parce qu'"on doit respect à l'autre" ou parce que "c'est nécessaire pour la vie en société" ou encore "parce que ce n'est pas moral".


La Thora ne dit pas ça ! Elle dit: "tu ne tueras pas parce que D-ieu te l'a ordonné !".

Si tu ne fais pas de faux témoignage, ce n'est pas pour faire plaisir au juge ou à la justice, c'est pour obéir à D-ieu, de la même manière que tu lui obéis lorsque tu ne fais pas d'idoles.Les 10 paroles font partie d'un même système.


C'est ça qui est tout nouveau dans l'histoire de l'humanité ! On ne fait plus les choses parce qu'elles nous paraissent morales ou bonnes, mais parce que se sont des commandements de D-ieu.


On comprend mieux désormais la phrase du Talmud (Kidoushin 31a) : "Plus grand est celui qui fait les choses parce qu'on le lui a ordonné que celui qui fait les choses sans qu'on lui ait ordonné".


A priori c'est bizarre: celui qui donne 1000 euros pour le Tsunami est plus méritant que celui qui rechigne à payer ses impôts. Mais la Thora renverse ce système de valeurs: D-ieu ne nous demande pas de nous conformer à notre instinct personnel, à nos envies ou nos intérêts ou même à ce qui nous paraît moral. Il nous demande de faire abstraction de ça et d'exécuter ses commandements pour l'UNIQUE raison qu'il nous l'a ordonné. En d'autres termes, "Plus grand est celui qui fait les choses parce qu'il doit le faire, que celui qui fait les choses parce qu'il veut le faire".


Un livre magnifique a été traduit en anglais et s'appelle "Responsa from the Holocaust".



Ce livre recense un nombre incroyables de questions posées par des déportés ou des gens enfermés dans des ghettos sur des points de Halacha: comment puis-je mettre les tefilines après avoir été amputé d'un bras, puis-je transgresser l'interdiction de voler pour pouvoir fêter Hanouka, etc...


On connaît par ailleurs cette histoire racontée par Elie Wiesel: des Hassidim dans les camps de concentration, allant à la mort, mais fêtant Simhat Thora en chantant et en dansant.


Ils n'avaient aucun intérêt à respecter cette fête.


Ils n'allaient pas être sauvés pour autant.


Ils savaient juste que leur vie sur terre était de servir D-ieu. Jusqu'à leur dernière seconde de vie.


Les 10 commandements, c'est ça: toute ma vie, y compris les éléments les plus basiques et évidents (comme de ne pas tuer ou de ne pas commettre d'adultère) doivent être faits parce que D-ieu nous l'a ordonné. En premier lieu.Le judaisme n'est pas le précurseur de la morale. Il est le précurseur de la Loi divine qui s'impose à l'homme dans toutes les composantes de la vie.



PS: pour ceux que la philosophie intéresse, il est très frappant de constater à quel point la révolution opérée par les 10 commandements (je fais les choses car je suis soumis à une loi et non parce que je trouve ça bien) est proche de la révolution "copernicienne" operée par Kant plus de 3000 ans plus tard...

lundi 5 février 2007

Histoire subjective de la restauration Casher à Paris

La restauration Casher en France a une histoire qui mérite d'être contée.

Elle a connu un développement tellement extraordinaire que la dernière fois que je me suis retrouvé à Chicago dans une synagogue, la première chose que les gens m'ont demandé lorsqu'ils ont su que j'étais parisien c'était:
"C'est vrai qu'il y a plus de 150 restaurants casher à Paris ?"

La France, haut-lieu de la gastronomie Casher, c'est désormais une réputation qui a donc fait le tour du monde. Comment en est-on arrivé là ?

Au début, disons après-guerre, les seuls endroits où on pouvait trouver quelque chose qui ressemblait à du Casher, ou du moins à de la restauration juive, c'était dans les quartiers avec une forte concentration juive. Et en premier lieu, le Marais, le Plezl (la place en Yiddish) où l'on trouvait principalement de la nourriture ashkénaze, de la bonne charcuterie (Pickel, Toftam, Cracovie, Pastrami, etc...) et de la carpe les jours de fête.
Puis, avec l'arrivée des Juifs d'Afrique du Nord, Belleville puis Montmartre ont pris la relève, avec des institutions nommés René et Gabin, le Relais ou chez François à Belleville et Les Ailes, chez Adolphe, Zazou à Montmartre. Mais on est encore dans le communautaire: l'idée est de retrouver la "bouffe de chez sa mère" dans un restaurant "de chez nous", avec Couscous, Pkaïla et autres Complets poissons.

Et puis, la communauté juive opère un retour discret mais sérieux vers plus de pratique religieuse, vers plus d'attaches à la communauté qui pousse quelques pionniers à essayer de sortir de ce cadre un peu restreint. On commence alors à voir apparaître dans les années 80 les premiers restaurants Casher chinois (Le Lotus de Nissane, qui existe encore, ou le Bambou d'Eilat qui n'existe plus), libanais (La libanaise) ou de haute gastronomie française (Chez Juliette rue Duphot qui a été longtemps le meilleur restaurant casher français). Le succès de certains de ses restaurants associés à une augmentation vertigineuse du marché potentiel accélère la création de nouveaux restaurants durant ces 15 dernières années.

Et là, c'est l'explosion ! De nouveaux quartiers juifs font leur apparition, comme le 19ème arrondissement de Paris où l'on peut voir Rue Manin des dizaines de commerces casher à la chaîne: Gin Fizz (Italien), Tib's (Italo-Japonais), La Marina (Italien) Papy Youda (Hamburgers), etc, etc... Plus récemment, la rue Jouffroy d'Abbans a connu le même sort: autour de l'historique boucher Berbèche, se sont agglomérés des traiteurs (Dado's Café, Charles Traiteur), des restaurants (Sushi West, Naty's Bagel, Deli's Café,...) ou même des librairies (Beth Hassofer). Le Casher a aussi traversé le périphérique: Sarcelles, Créteil, mais aussi Vincennes, Boulogne ou Neuilly ont leur lot de restaurants casher.

Et puis certains ont trouvé l'arme fatale. Car un des points faibles de la restauration casher c'était le marché visé: ceux des Juifs pratiquants qui font attention au lieu dans lequel ils mangent. Comment élargir ce marché ? Réponse: arriver à attirer un public plus nombreux. Pour cela, trois principes:
- Fidéliser le noyau dur des Juifs pratiquants
- Attirer les Juifs non pratiquants par une ambiance "communautaire"
- Trouver le moyen d'être un restaurant attractif également pour les non-juifs

C'est ce qu'a réussi à faire notamment le Cinecitta. Installé dans un quartier d'affaires dans le 8ème arrondissement, proche de l'Elysée, le Cinecitta attire toute une clientèle professionnelle (et non-juive) le midi, ainsi que des clients juifs et plutôt jeunes le soir. D'une pierre deux coups: contourner le problème de la désertion des quartiers d'affaire en soirée, ainsi que la limitation du marché cacher. C'est la martingale !
Alors bien sûr, tout n'est pas si simple. Il faut aussi que la qualité des plats et du service soient au rendez-vous, ainsi qu'une juste évaluation des prix à pratiquer. Le Melrose, qui a ouvert de façon éphémère avenue de Friedland s'y est cassé les dents en voulant voir trop grand. Le Télégraphe, en revanche, sans contexte le restaurant Cacher le plus prestigieux de France, voire du monde tient aujourd'hui plutôt bien son rang. Parfois aussi, le cacher concurrence le non-cacher sur son propre terrain: un des grands concurrents de Planet Sushi (non-cacher) n'est autre que Suhi West qui en est aujourd'hui à 8 magasins dans Paris ! Avec des vaisseaux-amirals à Villiers ou à St-Germain, des Sushi bars rue Lamartine ou encore des "points de livraison", rue de la Croix-Nivert ou rue Jouffroy d'Abbans. Qu'un concept de restauration cacher essaime en autant de boutiques différentes est aujourd'hui la grande innovation de la restauration cacher et surtout la preuve que le marché est encore très dynamique. Bref, en une vingtaine d'années, on est passé du boui-boui à un marché structuré et très varié, que ce soit au niveau de la qualité des plats, de l'emplacement géographique, des styles de cuisine ou même encore (mais ce n'est pas forcément un bien) des surveillances rabbiniques.

Mais ce qui a évolué, c'est aussi la clientèle. Les premiers clients des restaurants cacher étaient en priorité les Juifs pratiquants qui ne pouvaient pas manger dans des restaurants classiques. Les restaurants ont évolué. La communauté aussi. Sa jeunesse surtout. Il n'est pas rare aujourd'hui de voir des bandes de copains aller en groupe dans ces nouveaux restaurants, sans qu'aucun ne porte un intérêt particulier aux lois de la cacherout. La raison ? Certains la nommeront "communautarisation", d'autres "revival" d'une certaine modalité d'être un jeune juif en France, très différente de celle que l'on a pu connaître dans les générations précédentes. En tous cas, des jeunes décomplexés, navigant avec aisance entre leur identité juive et française. Et même si, comme le dirait notre grand Hakham Jean-Jacques Goldman "nos filles sont brunes et l'on parle un peu fort", cette explosion de la nourriture cacher est indéniablement un signe de bonne santé de la communauté juive française.

Et comme le dirait un commentaire rabbinique du Rav Oury Cherki sur Tou Bichvat: dans le judaïsme: "Il faut vivre pour manger et non manger pour vivre". Alors mangeons !